Chapitre 2 : 18 ans, 6e étage, 11 h 14
Je me tiens devant une porte entrebâillée. Je n’entre pas, ne sonne pas. De toute façon, la sonnette est cassée depuis l’année dernière. Même l’étiquette s’efface : le nom « Anna Obriewski » a presque disparu. De l’autre côté de la porte, des cris fusent. Je scrute la moquette élimée de l’HLM. Je préfère attendre, quitte à être en retard : je ne veux pas entrer tant qu’un peu de raison n’est pas revenu dans l’appartement.
— Eh bah tu te bats ! rugit la voix d’Anna. Tu le mets devant les faits et il s’écrasera ! Merde !
La voix de ma meilleure amie est déformée par l’émotion. Une heure auparavant, encore calme, cette voix me proposait au téléphone une balade sur les quais de Seine. « Et comme ça, tu vas pouvoir nous aider pour un truc… », avait-elle ajouté avec malice.
— Ça ne marchera pas je te dis ! entends-je une voix d’homme lui répondre à travers la porte.
Les plafonniers du couloir s’éteignent. Ne restent que le trait de lumière issu de la porte et le faisceau rectangulaire d’une vitre lointaine. J’ai arpenté ce couloir tant de fois que je retrouverais le bouton dans le noir le plus total, mais je reste devant le paillasson beige de l’appartement d’Anna. Un soir, elle a creusé dans les pics une trace d’un noir sale, à l’aide de la flamme d’un briquet. La brûlure dessine quelques notes de musique d’un vieux jeu Zelda.
De l’intérieur, l’homme gronde :
— Il veut juste me briser ! Me voir échouer ! Pour me mettre au pas !
Je ne sais pas de quoi ils parlent. Je reconnais seulement le timbre grave de la voix de Frédéric, le dernier petit copain d’Anna. Un homme dont je ne raffole pas. Elle se l’est dénichée dans son amphi de philo il y a trois mois, trois mois que j’ai subjectivement vécu comme très longs. Il est un peu plus jeune que nous. Mais surtout il semble venu d’un lointain passé préscientifique, une mise en parenthèse de tous les progrès conceptuels depuis le Siècle des Lumières et la consécration des sciences modernes : il introduit des sentiments et des émotions dans la vie autrefois raisonnable de mon amie.
— Eh bien montre-lui ! crie-t-elle. Qu’est-ce que tu risques ? T’es quoi, son chien-chien ?
— Et si je me plante ? Tu crois qu’ils vont m’accepter comme ça ?
— Quoi, alors tu pars perdant ? C’est toi qui me dis sans arrêt de tout faire à fond, pour vivre, pour ne pas avoir de regrets !
— C’est différent !
La voix d’Anna monte très haut dans les aigus :
— C’est différent parce que cette fois c’est à toi de te sortir les doigts du…
Je soupire, lève les yeux au ciel, et de n’y rencontrer que le plafond en dalles de polystyrène vient à bout de ma patience. Je pousse la porte.
*
Fred et Anna sont debout au pied du lit, d’où ils m’aperçoivent. Un t-shirt et une culotte couvrent symboliquement le corps d’Anna, Fred n’a qu’un pantalon. Ses pectoraux répondent clairement aux canons de la beauté masculine.
— Salut Anna. Salut Fred, fais-je avec neutralité.
— Salut Lucas, me répond Fred sans parvenir à réprimer un tremblement dans sa voix.
— Lucas ! C’est sympa d’être venu, mais finalement tu vas pas beaucoup pouvoir aider, Fred est trop terrorisé pour tenter quoi que ce soit !
— Ca va arrête ! lui renvoie Fred. T’es pénible !
Le petit couloir d’entrée me mène jusqu’à la seule pièce de l’appartement, avec le grand lit qui prend presque toute la place. Pour Anna, le lit est une penderie pour étaler des vêtements et un bureau pour se caler avec son ordinateur portable. Aujourd’hui il est en plus couvert de papiers griffonnés de notes. J’aperçois des phrases en vrac : « Pour qui travaille le rouage et l’électron ? » « le coeur a des raisons que la raison ignore » ou encore « rage against the machine ». Anna en ramasse un autre, que je n’ai pas lu, et le brandit sous le nez de Fred :
— Bah quoi ! T’as une idée géniale, je te donne des clés pour la mener à bien, mais t’as pas les couilles de te lancer ! Tu veux que je dise quoi ? J’appelle mon pote, je lui demande une faveur pour toi et tu te défiles, tu veux que je dise quoi, hein ?
J’aimerais qu’Anna se calme. Fred enfile un polo bleu roi dont la teinte se marie bien avec le noir profond de sa peau. Anna le lui a offert le mois dernier.
— Putain Anna, j’ai juste besoin d’y réfléchir, tu vas trop vite !
— Y a rien à réfléchir, c’est une bonne idée c’est évident ! Objectivement, tu dois le faire ! Vas-y, on l’explique à Lucas et il va te dire, lui, que c’est une bonne idée !
Fred me jette un regard furieux.
— Mais bien sûr, crie-t-il. Faisons appel à M. Lucas Hiron ! Le juge, l’expert qui n’a pas dix-neuf ans et travaille déjà pour de grandes multinationales! Je vous en prie ô grand ordinateur, venez broyer notre data !
Je hausse les sourcils, blasé. Mais Anna réagit.
— Hé, tu parles pas comme ça ! Tu te calmes ! fait-elle en pointant un doigt menaçant.
Fred glisse les pieds dans ses chaussures.
— C’est encore ma vie, fous-moi la paix ! Je vais me calmer, ouais, c’est ce que je vais faire !
— Pfff, c’est ça barre-toi !
Fred jette son blouson de cuir sur l’épaule, rassemble de l’autre main les notes étalées sur le lit, les fourre dans sa poche, se tourne vers la sortie. Vers moi, qui suis en travers du passage. Nos regards se heurtent. Il est beau, la peau unie, les sourcils presque invisibles… Je m’écarte, le laissant sortir pour minimiser la crise. On l’entend descendre le couloir à grandes enjambées, jusqu’à ce que l’écho de ses pas s’atténue peu à peu dans l’escalier.
*
Dans la chambre, les ressorts du lit se lancent dans une farandole de grincements tandis qu’Anna se laisse tomber en arrière, étalant ses longs cheveux sur les draps en vrac. Issu des volets mi-clos, un long rectangle incandescent se projette sur le relief de son haut blanc.
Une odeur musquée sature la pièce, laissant peu de doute sur les activités pratiquées dans la matinée. Il n’y a pas de raison d’être gêné. Nous sommes des animaux, des mammifères primates simiesques hominidés. Nos instincts nous poussent à copuler pour perpétuer l’espèce. Je me demande mentalement si, sur un échantillon statistiquement significatif, le sexe amène davantage de disputes ou de réconciliations ? La situation d’Anna me conforte dans ma volonté d’éviter ce type de complications. Les problèmes humains sont pénibles.
La pièce n’offre pas beaucoup d’espace ni la moindre chaise : je m’assois sur le rebord du lit, une jambe repliée sur le matelas. J’aurais préféré m’installer moins près d’elle, quoiqu’objectivement cela n’ait pas d’importance.
Anna n’a ni poitrine canonique, ni hanches ostentatoires ou longues jambes fuselées. Pourtant on me questionne souvent à son sujet. Est-ce ma copine ? Est-elle disponible ? Son visage métissé allie de grands yeux asiatiques à un profil occidental bien dessiné. Les moins enthousiastes craquent en général face à sa joie de vivre et à ses sourires malicieux.
Je peux imaginer tout cet attrait. Dans mon bas-ventre, parfois, je peux même le ressentir. C’est une femme, je suis un homme. C’est un spectacle intéressant, ces signaux qu’envoie notre corps.
Il faut être attentif pour tout pouvoir bloquer.
*
Anna soupire et, tournant la tête vers moi, se soulevant à peine, elle grimace un large sourire :
— Comment vas-tu, ô cher ami ! clame-t-elle faussement enjouée. Je suis joie et bonheur de te voir, il fait beau, je suis ravie !
Elle me fait un clin d’œil, puis retombe sur le lit et ne joue pas la comédie plus longtemps. J’adore qu’elle soit capable, même si ce n’est que pour un instant, de surpasser ainsi son humeur.
Aujourd’hui, Anna avait plié. Je distingue encore les séquelles de son maquillage, les restes de sa veste blanche à dentelle, jetée en vrac dans un coin avec de ce jean rouge taille haute qui dessine si bien sa silhouette. Aujourd’hui, elle s’était conformée aux codes sociaux de son genre. Rien de bon ne se produit les jours où Anna cède : cela la rend susceptible. Elle s’est disputée avec son petit ami et elle reste affalée, les yeux au plafond et les mains derrière la tête.
*
Elle tire ses cheveux par la base et tambourine des jambes sur le lit.
— Je suis trop conne !
Puis, à mon intention :
— C’est pas facile pour lui, tu sais.
— Il a trop d’émotions, dis-je. Ce genre de personne… Il ne sait pas se maitriser. Il explose, mais ensuite il revient. Il va revenir, comme d’habitude, ne t’inquiète pas. Il va parler à un de ses potes, ils vont boire quelques bières, et il reviendra.
Anna fait la moue. Elle n’est pas dupe de mon opinion de fond sur Frédéric.
— Je sais pas, murmure-t-elle. Qu’il revienne, ouais sans doute. Mais parfois je sais plus. Tout est clair dans ma tête, mais c’est difficile. Quand il est là, je m’énerve, j’ai l’impression d’être une autre personne ! Tout ce qu’il dit m’exaspère. Même quand ça n’a pas d’importance, je veux quand même qu’il soit d’accord avec moi ! Je suis irascible ! Pourquoi c’est si difficile ? Pourquoi on ne pense pas correctement ? Pourquoi on n’a pas des algo propres, comme un ordi ? Il pourrait avoir raison, malgré toutes ces conneries ?
Elle marque une pause.
Elle a besoin que quelqu’un l’aide. Sa tête est pleine de ces horreurs émotives. Je n’ai pas envie d’aborder ce genre de sujet glissant, j’aurais aimé qu’elle gère mieux ses problèmes intérieurs, sans moi.
*
— Désolé de t’avoir pris à parti, ajoute-t-elle.
— Je ne comprend pas bien en quoi j’aurais pu aider… Je n’ai même aucune idée de quoi on parle en fait…
— C’est pour son projet artistique, pour préparer le concours d’entrée aux Beaux-Arts l’année prochaine.
— Fred veut faire ça ? Je ne vois pas pourquoi vous m’avez appelé. Faire une balade, passe encore, mais l’art, ça ne concerne que les artistes.
Anne secoue la tête pensivement, se masse les tempes quelques instants, et ne reprend qu’avec lenteur :
— Pour ce projet, Fred a besoin de fichiers audios d’une grande boite d’informatique et… comment dire… on a cherché sur le net, pour voir à qui demander ces trucs… et… bon… On a téléphone mais le service Com nous bloque. On a écrit des mails, mais on a pas eu de réponse… ce qu’on a trouvé par contre, c’est un nom. Le responsable d’un des départements de cette boîte s’appelle Grégoire Hiron.
La moquette est sale, des taches inidentifiables la parsèment. Je ne dis rien. Anna hésite. Quand Anna vivait encore chez ses parents, elle n’avait jamais à faire ce genre de ménage. Je suppose qu’il faudrait appliquer un savon à fort pouvoir basique, pour enlever le gras. Peut-être avec un alcool pour faire solvant ? J’entends Anna dire des mots.
— Genre… c’est ton père, non ?
Les draps traînent sur le sol et l’oreiller a atterri sur la commode, non loin de deux assiettes sales. Contre le mur, une corde de la guitare de Fred a claqué et s’entortille le long du manche. À côté, un livre écrase ses pages contre le sol. « Les neurones de la lecture », qu’elle lit depuis deux semaines et dont elle me vante les mérites. Sans me lever, je tends le bras pour saisir le volume et le remets d’aplomb sur la commode, à côté d’une longue série de couvertures argentées. Anna ne jette qu’un regard vide à sa collection.
— Je voulais pas le présenter comme ça… reprend-elle. Mais… tu vois ? Je me suis dit qu’il avait peut-être moyen d’avoir un contact… un numéro de portable… non ?
C’est donc la raison de tout ceci. Pourquoi elle m’a appelé aujourd’hui, pourquoi je suis sorti de chez moi au lieu de travailler et de gagner de l’argent. J’ai besoin de quelques secondes avant de trouver quoi dire.
— C’est quoi ce projet, d’où ça sort ?
Ma voix a sonné comme un couinement atroce. Je m’efforce d’en reprendre le contrôle.
— Euh, alors gros sujet ça… tu te rappelles le clash avec son père ?
— Pas vraiment…
Elle l’avait évoqué devant moi, mais je n’avais pas vu l’intérêt de la conversation. Grosse erreur : une personne rationnelle collecte toujours un maximum de données. Maintenant je suis pris de court, pris dans cet histoire qui commence à ressembler à guet-apens.
— Bon, peu importe, concède Anna. C’est un truc personnel de Fred. En gros c’est un projet super important pour lui. Il planche dessus depuis deux semaines, il est grave focus ! Et franchement, son idée est trop trop cool !
Elle semble s’éveiller en parlant du projet de Fred. Je remarque sur le lit le post-it qu’elle a exhibé sous le nez de Fred tout à l’heure, et cette fois je peux lire les deux mots inscrits : « Technologies émotives ». Je ne peux pas imaginer le moindre lien entre ces deux mots.
— Mais c’est quoi exactement, ce projet ?
Anna fronça les sourcils.
— Euh… à vrai dire… bah, il m’a demandé d’en parler à personne. T’as vu comme il l’a mal pris, quand j’ai voulu te donner les détails ?
Je me relève, saoulé.
— Génial, en plus maintenant t’as des secrets pour moi… tout ça pour ça !
— Arrête, j’y peux rien c’est pas mon secret ! dit Anna. C’est personnel, et il veut pas qu’on le raconte, c’est un truc qui doit se vivre ! C’est comme résumer un bon roman, on perd ce qui compte vraiment ! T’inquiète, quand il aura fini il veut ton avis aussi !
*
Me plaçant à la fenêtre, je hausse les épaules.
— Bah. De toute façon, ce n’est pas moi qui pourra l’aider à avancer. Tu veux que je le mette en contact avec mon père, c’est ça ? Mais mon père, je ne lui ai pas parlé depuis des années !
— Ah ? Pas un mot ? Vous ne vous appelez jamais ?
— Je n’ai même plus son numéro.
— Non ? Ton père ? Mais c’est horrible !
— Arrête, ça change quoi ? C’est mon géniteur, pas Albert Einstein. Il a fourni des spermatozoïdes, la belle affaire…
— Mais vous avez forcément au moins son ancien num !
— Un numéro de portable qu’il a changé, et un numéro de fixe, ouais… où plus personne ne répond.
Elle plisse les yeux, soupçonneuse.
— Comment tu le sais ? Tu as essayé d’appeler récemment ?
Je suis coincé. Je grogne :
— Je n’ai pas envie d’en parler !?
— Oh allez ! fait-elle, avec un grand sourire et soudain une octave plus haute. Allez mon Lucassounet, mon Lucas-art, raconte à ton Anna !
— En plus tu vires à la mièvrerie ?
— Compris, pardon ! Je fais une pause non-A ! répond-elle avec une grimace de sérieux, se redressant pour esquisser un salut militaire.
Je ne peux pas m’empêcher de sourire à cette référence à un roman du siècle dernier, que personne à part nous ne lit plus. De la vieille science-fiction, avec ses histoires de héros qui restent pragmatiques même lorsque leur femme est torturée et leurs enfants éviscérés. Ils choisissent la ligne d’action optimale.
— Rationnellement, m’entends-je dire, je n’aurais pas dû rester avec ma mère. Tu la connais, c’est un déchet… Mon père a beau s’être barré comme un lâche, j’aurais été mieux avec lui. Mais j’étais un gamin à l’époque, je n’ai pas pensé que je pourrais demander d’être à sa garde ! Il y a deux ans j’ai voulu l’appeler, je n’en pouvais plus de ma mère… J’ai attrapé le téléphone et j’ai composé devant elle. Elle était folle.
— Et ?
— Ça a sonné dans le vide.
— Noon ! Et il a pas répondu à tes messages ?
— J’ai pas laissé de message, mais j’ai rappelé d’autres fois… il n’a jamais donné suite. Plus tard, on m’a dit… Enfin bon, bref, j’ai pas été assez intelligent, j’ai pris des années à l’appeler et maintenant j’en paye le prix. Il a disparu et je suis bloqué avec ma dégénérée de mère. Du moins tant que je n’ai pas assez de fric… Et Fred devra trouver quelqu’un d’autre pour l’aider.
— C’est con… fait Anna en regardant la fenêtre. Il faudrait un moyen de retrouver ton père…
— Le retrouver ? C’est impossible. Et puis, je ne sais pas si j’en aurais vraiment envie…
— Envie ? réagit Anna.
Elle m’ausculte du regard, songeuse, et lève un sourcil d’un air espiègle.
— Je comprends pas Lucas, on parle d’un truc objectif, tout plat : on veut juste le contact de ton père pour aider Fred. Tu es le mieux placé pour ça, non ?
Je ne réponds pas, mal à l’aise avec l’idée.
— Je me doute bien que ce sera pas une partie de plaisir, renchérit Anna. Je le demanderais jamais à quelqu’un d’autre. Mais toi, toi c’est différent ! Quand Fred m’en a parlé, je me suis dit que si quelqu’un pouvait mettre ses biais émotionnels de côté et rester pragmatique, c’était bien toi !
Je suppose qu’elle a raison. Je n’ai objectivement rien à perdre à aider Fred. Je n’ai pas de contre-argument, je déteste les gens incapables de se ranger aux arguments rationnels qui leur sont présentés. Je ne veux certainement pas être aussi idiot qu’eux.
— Je suppose qu’on peut toujours y réfléchir.
— Yes !
Anna improvise une danse de la victoire, utilisant ses oreillers comme des pom-poms, balançant sa chevelure de droite à gauche, et je suis déconcentré quelques temps par un fou rire incontrôlable.