2. Compte rendu ; par la princesse
Mon cœur est lourd et mes mains fébriles, je ne suis probablement pas en état d’écrire où de penser correctement. Mais je sais que si je ne les consigne pas immédiatement, alors qu’ils sont encore frais à mon esprit, les événements de ce soir reviendront sans cesse me hanter. Le roi mon père est mort, les restes de son corps maculent le tapis royal. Mais étrangement ce n’est pas son décès qui m’émeut le plus. Un peu plus tôt dans la soirée, le fils de l’étoile est mort de sa main. Mon cœur s’agite encore davantage de penser à cet homme… Il était superbe.
Lorsque mon père apprit que son armée revenait de campagne, il s’empressa de les rejoindre pour être informés de leurs pertes. De leur victoire ou de leur défaite. C’était la quatrième expédition qu’il envoyait contre les compagnons du fils de l’étoile. Les soldats des expéditions précédentes avaient décrit une cité immense, cernée de murailles hautes comme trois hommes. Lorsqu’ils s’en étaient approchés, une pluie de feu s’était abattue sur eux et un cercle de flammes avait entouré la ville. Trois tentatives de prendre la cité s’étant soldées par autant d’échec, mon père était très inquiet du résultat de la quatrième, dont dépendait sa réputation vis-à-vis de ses rivaux. Plusieurs fois pendant ces dernières semaines, il s’était réveillé au beau milieu de la nuit en hurlant, terrorisé par des cauchemars dont il n’avait rien voulu dire. Cette fois-ci cependant, ses craintes étaient infondées. Ses troupes revenaient victorieuses. Père avait envoyé toutes ses forces là-bas, craignant la puissance de l’ennemi, mais en fait les pertes avaient été plutôt faibles.
Son commandant révéla qu’une fois la porte principale enfoncée, ils n’avaient rencontrés que peu de résistance. Puis il fit deux cadeaux à mon père : le premier : le fils de l’étoile et sa famille, au grand complet, enchaînés et bâillonnés. Le second, une statuette d’ivoire blanc, finement ouvragée et représentant un animal exotique marchant à quatre patte et doté d’une épaisse crinière. Celle-ci était peinte en rouge feu, ce qui donnait à l’animal une allure royale. Père dit que les brigands avaient du voler ce bijou, mais à mon avis ils l’avaient plutôt fabriqués eux-mêmes. Le commandant me le confirma un peu plus tard en m’offrant une autre statuette, un animal marin ressemblant à un poisson, mais avec un long bec à l’avant. Il est représenté sautant hors de l’eau et dégage une réelle expression de joie. Je n’avais jamais entendu parler de telles créatures auparavant…La cité qu’ils ont détruite était réputée pour bien des choses, et ce n’est pas le premier bel objet que j’en reçois. Mon père savait l’influence de cet endroit et c’est pour cela qu’il l’a attaquée. Les richesses importe peu, c’est le prestige d’avoir détruit un si bel endroit qu’il voulait. Tous les seigneurs des environs s’inclineraient devant lui à présent, s’il n’était pas mort.
Je n’ai vu de mes propres yeux le fils de l’étoile qu’un peu plus tard dans la soirée. Il était très vieux, peut-être même avait-il dépassé la cinquantaine. Et pourtant il était incroyablement beau. Ses traits dégageaient une telle noblesse… Il était vêtu simplement, mais en vérité c’était parce qu’il n’attachait pas d’importance à ces choses. Il fut amené devant mon père, la tête haute bien que les yeux pleins de larmes retenues. Ses yeux, qui en scintillaient d’une façon que je n’avais jamais observée chez un homme, pleine d’émotion mais aussi de dignité. Un garde le frappa dans les jambes pour le forcer à s’agenouiller comme le veux la tradition. Sa famille ne bougeant pas pour montrer du respect à mon père, les gardes durent également les frapper, même la petite fille de cinq ans. Mais ils ne parvinrent pas à faire asseoir celle-ci car elle se relevait sans cesse, petit bout de chou qui n’avait pas conscience du sang qui commençait à couler de ses jambes à force de coups. Elle refusait catégoriquement de se soumettre, se relevant encore et toujours. Un garde finit par l’assommer pour avoir la paix.
Jouissant de sa victoire, mon père a commencé à interroger le fils de l’étoile. Pour toute réponse, celui-ci lui adressa un regard incroyable. Il était là, devant nous, de nos richesses et de nos hommes, ses pieds et ses mains étaient liées, sa peau et ses vêtements souillés par des jours et des jours de marche. Et pourtant l’essence de son regard n’était pas ni la soumission, ni la rébellion, mais bien une incompréhensible compassion. Gêné que cet homme lui résiste devant sa cour, mon père commença à le frapper. Les mains liées, le fils de l’étoile ne tarda pas à tomber par terre et, bien trop vieux, il fut incapable de se relever seul. Mon père le fit redresser par un garde et recommença à l’interroger. Après un soupir l’homme finit par lui répondre.
― Est-il vrai que tu es le fils d’une étoile ? Avait demandé mon père.
― Oui… Mais ce n’était rien de plus qu’une créature de chair et de sang, comme chacun d’entre nous. Il disposait simplement de plus de bonté que d’autres.
― Insolent ! Tu ne comprends pas combien ce que tu as fait est pas bien !
― Peut-être. Mais de mon coté, je ne pense pas que vous ayez la moindre idée de ce que vous venez de détruire.
― Sale chien ! Tu adorais ça vivre dans le péché hein ? Il suffit de voir comment tu as été incapable de défendre les tiens : un faible. Regarde ta femme, elle va passer la nuit avec moi ce soir.
― La force ne vous donnera pas la légitimité dont vous rêvez. Cette nuit notamment, prenez garde à ce qu’aucun de vos commandants ne profite de votre plaisir pour vous exécuter. Peu l’en blâmeraient.
Fou de rage, mon père arracha l’arme d’un des gardes à cotés de lui et lança la lame vers le cou du fils de l’étoile. Mais il n’avait pas frappé assez fort et la gorge ne fut tranchée qu’à demi. Il dû s’y reprendre à nouveau pour finir de décapiter le fils de l’étoile.
Les enfants du fils de l’étoile étaient pétrifiés. Sa femme éclata en sanglot et, brisée, s’effondra sur le sol. Un de ses fils la prit dans ses bras pour la consoler, lui-même fixant mon père avec défiance. Celui-ci annonça que toute la famille travaillerait comme esclaves au palais et, s’approchant de la plus jolie des filles, déclara qu’elle entrerai dans son harem personnel.
C’est à ce moment que la scène fut interrompue. Une jeune homme d’une vingtaine d’année, au regard étrange et profond, vêtu de frusques déchirées mais marchant très droit, entra dans la pièce. Son corps était si frêle et décharné qu’on n’aurait pas été étonné de le voir s’effondrer sur le champ. Mais nous fîmes une grosse erreur en le jugeant sur son apparence physique : ce n’était qu’une façade. Les gardes tentèrent de l’empêcher d’avancer, mais il les repoussa avec tant de force qu’ils allèrent s’écraser contre les murs. L’un d’entre eux percuta une colonne, qui se brisa sous le choc. Les autres gardes hésitèrent devant ce petit bout d’homme. Leur fidélité à mon père était suffisante pour qu’ils s’en prennent à un pauvre hère sans défense mais celui-ci semblait dangereux. Mieux valait laisser sa majesté s’en occuper…
L’enfant posa le regard sur le corps du fils de l’étoile. Son père manifestement, car il y avait une ressemblance entre leurs traits. Mais ses yeux semblaient sauvages, pleins de rage et de violence à peine contenue, tout à l’opposé de son père. Le visage déformé par un rictus de haine il semblait plus animal qu’humain. Pour cette raison d’ailleurs, tout le monde fut très étonné de l’entendre s’exprimer haut et clair, d’un accent raffiné. Il dit quelque chose de la sorte :
― Je n’avais pas à me mêler de la défense mais j’estime qu’il me reste un devoir de vengeance.
Et à partir de ce moment ce fut la débâcle. Le jeune homme bondit sur mon père… un saut de plusieurs mètres de long ! Il commença par lui rompre le cou en le faisant effectuer un demi tour. Mon père eut à peine le temps d’avoir peur, et ne souffrit probablement pas. Il était déjà mort à cet instant, mais le jeune homme n’en resta pas là pour autant. Il continua en lui fracassant le crâne contre le sol, avant de s’acharner sur le cadavre comme un charognard doté d’une force prodigieuse. Il était comme un animal : violent mais efficace, sans aucune cruauté mais sans aucune gène non plus. Je l’ai vu porter à ses lèvres la chair de mon père. Je ne regarda pas la suite, mais j’ai revu le corps de mon père depuis. Ce n’est pas qu’un tas sanguinolent de chairs écrasées, encore plus répugnantes que ne le fut mon père de son vivant. Je ne le regretterais pas. Le général Jodo, qui revient donc de campagne contre les gens du fils de l’étoile, m’a demandé ce matin de l’épouser, pour qu’il puisse monter sur le trône en lieu et place de mon père… Je ne sais pas encore ce que je vais lui répondre. Je voudrais surtout rendre les événements de ce soir plus clairs dans ma tête…La famille du fils de l’étoile est repartie avec l’enfant-démon et personne ne les a suivis. Je ne devrai peut-être pas penser ainsi, mais je reste convaincue que si un homme de valeur est mort ce soir, c’est bien le fils de l’étoile, quel qu’il ait été.
(Lien vers le chapitre 3)