BTGP Chapitre 1 (1120 mots)

Chapitre 1 : Le Départ

       J’avais dix ans et maman n’était pas heureuse. Je me souviens. Elle faisait à manger, elle m’amenait à l’école et nettoyait la maison, mais elle restait silencieuse, assise devant la télé, et n’insistait plus pour que je fasse mes devoirs. Alors j’avais arrêté.

   Je me mis à jouer davantage. Je construisis un immense pont-rempart en legos, qui descendait plusieurs marches de l’escalier et dans lequel je voyais l’œuvre d’une civilisation extraterrestre avancée, venue sur notre planète pour partager de fabuleuses connaissances scientifiques. On m’avait bien expliqué que le progrès technologique rendrait un jour les gens enfin heureux.

    D’ici là, les legos et la console de jeu étaient moins drôles dans la maison vide, sans papa. Un matin, je l’avais entendu rassembler ses affaires, comme pour aller au travail, et j’avais attendu dans mon lit qu’avant de partir il vienne me voir. Il n’était pas venu, il était parti. Puis, jour après jour, deux semaines avaient passé.

     Maman finit par se ressaisir. À cette époque, la capacité des adultes à prendre des décisions m’apparaissait comme un super-pouvoir. Papa avait décidé de partir, cela faisait de lui un super-vilain. Maman rêvait du retour de papa, mais Grand-mère voulait qu’elle se batte, son patron exigeait son retour immédiat, son psychologue lui suggérait de changer son rapport aux hommes et moi, bien sûr, je réclamais à cor et à cri qu’elle reste à la maison toute la journée, à mes côtés. Face à tous ces impératifs, elle prit une décision. En bonne super-héroïne, elle ne chercha pas ce qui la rendrait heureuse, elle agit pour la résolution des problèmes concrets.

*

Chaque détail est gravé dans ma mémoire, jusqu’au déclic de la poignée, l’ouverture de la portière et le rouge de l’aube envahissant l’arrière de la voiture. Ensommeillé, plissant des yeux, je la repoussais d’une main molle et protestais à mi-voix :

— Je veux pas y aller…

— Chéri, fit-elle en détachant ma ceinture, tu sais que maman ne peut pas te garder aujourd’hui. Il faut bien travailler.

Sa main me tira hors du confort de la banquette. Je pris pied dans un quartier pavillonnaire bordé de grandes haies, où rien ne bougeait ni ne faisait de bruit. Maman claqua la portière et m’entraîna vers un portail métallique.

— Mais c’est dimanche ! geignis-je

— Et le dimanche, maman est payée beaucoup plus.

Elle s’interrompit devant le digicode de l’entrée, retrouva la combinaison notée dans son mobile et nous fit pénétrer chez Grand-père.

— Tu sais que nous avons besoin de cet argent, reprit-elle.

Une forte odeur me distrait un instant et je cherchais des sapins du regard, sans en trouver. Le sentier nous menait à travers une pelouse parfaitement entretenue, vers un porche gris sans décorations.

— Je veux pas rester avec grand-père !

Je traînais les pieds dans le gravier. Arrivée au perron, maman posa un genou sur le dallage pour se mettre à ma hauteur et mit son sac à l’épaule pour lui éviter la saleté. Elle m’adressa une moue embarrassée.

— Chéri, c’est la première fois que tu vas voir ton grand-père depuis que tu es grand. Laisse-lui une chance. Il est content de rencontrer son petit-fils !

— Mamie a dit qu’il était méchant et qu’il ne pensait qu’à lui.

Maman leva les yeux au ciel en soupirant. Puis elle ramena le regard vers le sol et consulta sa montre tout en me répondant.

— C’est aussi le seul de notre famille qui a réussi dans la vie, dit-elle. Il a de l’argent et du succès. Il n’est pas obligé de courir partout, lui. Si nous lui ressemblions un peu plus…

— S’il est aussi fort, pourquoi il ne nous aide pas ? Pourquoi on est tous malheureux à part lui ?

— Oh, chéri… Nous ne sommes pas malheureux… pas tout le temps. C’est une mauvaise période. Tout le monde traverse des périodes difficiles, ça arrive. Mais aujourd’hui, ça va aller: je vais aller à l’hôtel, je vais faire mon service et gagner assez d’argent pour pouvoir payer le loyer. Tu vois, ça va aller ! Toi, tu vas profiter de… de la maison pleine des inventions de Grand-Père, ça va être rigolo ! Et… si tu te calmes et que tu réfléchis, tu verras qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur. D’accord ? Sois rationnel mon chéri.

Je n’avais pas peur, je ne voulais seulement pas qu’elle parte. Je baissai les yeux avec résignation et Maman me sourit.

– Ca veut dire quoi, rationnel ?

Ses lèvres s’entrouvrirent, mais son regard s’égara et aucun mot ne lui vint. Elle passa la main dans mes cheveux pour les replacer. Son sourire était parti.

     Elle prit une grande inspiration et, se redressant face à la maison, elle appuya sur la sonnette. Une note stridente s’éleva à l’intérieur, et y résonna sans susciter de réaction. Des oiseaux chantaient, réconfortants quoiqu’invisibles. Maman patienta un peu, regarda sa montre, gémit, puis se décida à attaquer le bouton en rafales, encore et encore avec nervosité et inquiétude jusqu’à ce que l’interphone finisse par soudain s’allumer. L’écran afficha le buste d’un homme aux cheveux gris, découpé dans la pénombre par une lumière bleutée.

— J’ai entendu. Je suis vieux, pas sourd.

— Papa, je suis venue te déposer Lucas.

— Je suis au courant, tu m’as prévenu avant-hier. Je finis ce que je suis en train de faire et je viens vous ouvrir.

— Papa, je suis en retard, je dois aller au travail.

— J’en ai pour cinq minutes, si tu arrêtes de me faire perdre mon temps.

    L’homme coupa la communication. Maman gémit, le temps passa. Je songeai que Grand-père devait être en train de cuire un plat, seule activité que je connaissais qui était grave si on l’oubliait une minute de trop. Maman regardait vers le portail et me faisait beaucoup de sourires. Cela m’agaça, surtout lorsque le vent frais finit par s’infiltrer sous mon manteau. Je frissonnai. Maman assénait un dernier coup de sonnette, sans réponse, et s’agenouilla à nouveau auprès de moi :

— Chéri, je ne peux pas attendre, mon chef va être furieux. Tu restes devant la porte ? Grand-Père va venir t’ouvrir. Tu ne risques rien dans le jardin.

     Je hochais la tête puis la gardai baissée, cachant ma tristesse. Si je me sentais protégé par la muraille des arbres, je ne voulais pour autant pas rester seul. Maman passa une main sur ma joue.

— Très bien, mon chéri, tu es très courageux. Pas comme ton père.

    Elle soupira, jeta un coup d’œil à sa montre, me dit qu’elle m’aimait et se redressa en prenant une grande inspiration. Je voulus la retenir de la main, mais déjà elle dévalait le sentier vers le portail et je ne pus que la regarder disparaître, le cœur fruste et le poing serré.

 

 

 

(Le chapitre 2 est aussi disponible en ligne !)

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