Deuxième atelier

J’étais dans une forêt, il y avait une maison, une maison sûre et haute, pour nous placer au dessus du monde. Et je protégeais des dinosaures. Pas bien grand, certes : des dinosaures d’une dizaine ou quinzaine de centimètres, qui se blotissaient contre moi. Leur peau était douce. Je les protégeais, nous vivions ensembles, en sécurité. Je me rappelle de cette grande forêt autour de nous, une immense sol de feuilles mortes, parfaitement plat, clairsemé d’immenses arbres parfaitement verticaux. Le plafond des feuilles semblait très loin.

Ce n’était pas dans un lieu, ou peut-être dans ce zoo que j’avais visité pendant la journée, mais le décor n’était pas vraiment défini. J’ignore même si elle était en cage. Elle était, et cela suffisait à l’horreur. Elle agitait ses pattes velues, elle vivait, sa seule présence était terrifiante. L’énorme tarentule que j’avais vu le matin était revenue dans mes rêves. Elle reviendrait encore et encore.

Pourquoi ai-je voulu m’en occuper ? Pourquoi ai-je mis toute mon énergie, et tout ma passion et, de fait, tout mon argent dans ce projet ? L’araignée gratte à la porte. Je l’entends faire craquer, très doucement, les feuilles mortes sur le sol de la forêt. Elle a faim. Je suis seul, personne ne sait que je suis là, personne ne viendra m’aider.

Bien entendu tous les Minuh sont avec moi, blottis contre moi, endormis, et leur douce chaleur pourrait me rassurer. Mais ce n’est pas pareil, c’est à moi de les protéger. Je les ai sauvé de l’araignée, eux qui toutes les nuits perdaient un de leurs compagnons.
Dans la grande maison que je leur ai construits, les Minuh lui échappent. J’ai fait une bonne action, protéger ces petits animaux à fourrure… pourquoi ai-je fait ça ?
Je me sens seul. L’araignée monte sur le toit, elle gratte. Cherche un orifice, comme toutes les nuits. J’aimerais bien qu’il y ait quelqu’un avec moi, une vraie personne.
Je sais pourquoi j’ai aidé les Minuh, je sais pourquoi je les ai aimés. Parce que ce n’était pas des personnes. Il étaient bien plus faciles à aimer. Avec eux la vie est simple, avec les gens tout est toujours compliqué. Ils m’ont laissé être gentil avec eux, et leur rendre service, et j’ai reçu leur amour en retour, sans complication, sans retournement de situation, sans tromperies. Il ne m’ont jamais fait décoder des signaux complexes pour pouvoir parler avec eux : leur langage est simple, clair et pur, à peine des ronronnements de contentement et des petits cris de faim ou de peur.

L’araignée ne pourra jamais rentrer, elle ne passera pas à travers nos hauts murs et leur éépaisses pierres. Mais si je voulais sortir, est-ce qu’elle m’attaquerait ? Peut-être que je pourrais apeller quelqu’un avec le téléphone, pour qu’elle me rejoigne. Ce serait mieux de protéger les Minuh avec une vraie personne avec moi, pour s’en réjouir à deux. Mais ce serait trop compliqué, les Minuhs ont besoin de moi.

J’entends l’araignée. Elle gratte à la porte et sur le toit, en même temps. Elles sont deux. Les grattements se rapprochent, se rencontrent. Un doux vacarme feutré retentit, elles se combattent et l’une des deux finit par être dévorée par l’autre. Je le sais, parce qu’elle est à nouveau seule. Elle gratte à ma porte, pour tenter de manger les Minuhs que j’ai dédié ma vie à protéger. De toute façon, avant, quand je vivais avec d’autres personnes, c’était trop difficile.

———————————

J’ai du mal à ne pas rire. Parfois elle lève les yeux, elle me voit sourire et se détend un instant. Elle a un bon sens de la dérision, elle sait qu’elle est ridicule. Mais pour autant elle n’arrive pas se lancer. Elle doit écrire, et elle a déjà trouvé mille excuses pour ne s’y mettre.

A la maison, elle me criait dessus, tout était dérangé, tout était sale… J’ai fini par la trainer au café du dôme pour qu’elle cesse de ranger et de nettoyer. Naif que je suis, je pensais que cet environnement calme lui permettrait de se concentrer. La capacité de l’être humain à tergiverser est toujours sous-estimée, et elle doit être une championne de la discipline. Premier tour de piste, elle me dit qu’elle n’a pas d’inspiration, parce que je l’ai éloigné de ses notes. Alors elle va s’acheter le journal. Deuxième tour, je suis trop près, je parasite son espace vital : je m’éloigne et me pose, avec mon livre, quelques tables plus loin.

Je la regarde se débattre. Elle a froid, elle ne veut pas tomber malade, elle remonte chercher son manteau. Avec la fatigue, elle a visiblement du mal à se concentrer, alors elle commande un café. Comme elle a toujours froid, elle change de table, se rapproche du poêle.

Nous rions tous les deux de ses réticences. Je sais qu’une partie d’elle veut écrire, mais une autre s’y refuse, inquiète à l’idée de descendre ses grandes idées sur le papier ici-bas. Qui ne serait pas terrifié de ramper vers son rêve ? Elle n’a pas envie d’avancer sa tête dans la guillotine de la réalité.

———–
La photo est vielle et jaunie, presque roussie par l’oxydation. L’émotion gagne Marjorie tandis qu’elle compare l’image avec le café du dôme où elle est assises : les tables sont toujours les mêmes, les chaises en osier ont été remplacées par d’autres dans le même style.
Les chapeaux sont datés, comme les tenues, mais les gens sont les mêmes, c’est la même foule bruyante et pourtant tranquille, qui papotent du tout et du rien quotidien. Marjorie détaille les personnages au premier plan, fascinée. Des décennies la séparent de ces instants, pourtant si déterminant de sa propre vie. Tout s’est joué là, en une fraction de seconde. Cette femme aurait pu être n’importe qui, cet homme n’est qu’un homme parmi tant d’autre, ils ont disparus dans les limbes, sont morts dans un accident d’avion plus de quinze ans auparavant sans qu’elle les eut jamais vraiment connus.

Et pourtant, ses parents se sont bels et bien tenus là, à l’endroit précis où elle se trouve. Et son père vient de jeter un coup d’oeil à sa mère.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

code