Elle a grandi, (1700 mots) nouvelle du match #15

Match avec les amis des IMA, trois contraintes :
Thème : La chose est cachée
Objet/personange : La petite boutique de l’ouvrière
Lieu/événement: “Oh non ! C’était seulement un rêve !”
Durée : 2h

(Participants au match : Jérôme, Hélène, Agathe, Fabien, Maxime)

Elle a grandi

par Fabien

Altéa était intriguée. Cela l’agaçait, car elle avait envie d’arborer l’indifférence la plus totale. Elle voulait qu’on la voie s’ennuyer, dépérir et s’enfoncer dans une apathie durable. Au lieu de ça, elle écoutait sa mère avec attention et scrutait la moindre de ses réactions. 

-C’est une toute petite boutique, cachée dans une ancienne loge de concierge. Il n’y a même pas de devanture. Mais la propriétaire a du flair pour dénicher des œuvres discrètes, des tableaux peu connus des maîtres les plus célèbres, où des chefs-d’œuvre passés inaperçus à cause du manque de charisme de leur auteur. Je l’ai appelée, et elle m’a parlé d’un tableau… Je ne t’en dis pas plus pour ménager la surprise, mais cela serait parfait pour l’anniversaire de tes quatorze ans, je te le garantis. 

La jeune Altéa fit un sourire à sa mère. La peinture laissait l’adolescente tout à fait indifférente. 

-Mais alors tu la connais ? demanda Altéa. Tu connais la propriétaire d’une boutique rue Jasper ?

Sa mère fit une petite grimace et haussa les épaules. 

-Il y a longtemps, un peu. 

Les deux femmes détonnaient toutes les deux, dans leurs vestes Prada rouges, sur le trottoir des bas quartiers de la capitale. Leurs talons aiguilles menaçaient régulièrement de s’enfoncer dans une peau de banane, un sac plastique ou carrément une crotte de chien. Jamais sa mère n’avait emmené Altéa dans une zone aussi mal famée. Le coin était au mieux peu fréquentable, mais en fait carrément… Ouvrier. Altéa n’aurait pas été surprise de croiser leur jardinier ou leur plombier. Et extrêmement surprise d’y voir un de ses camarades de classe. 

-Est-ce qu’il faudra cacher à Papa la provenance de mon cadeau ? 

Sa mère la regarda d’un air grave et hocha la tête. 

-Il n’a pas besoin de connaître les détails. 

Le père d’Altéa ne méprisant pas les classes populaires, il avait même un ami soudeur. Seulement, il était sensible au qu’en-dira-t-on. Il organisait souvent des expositions d’art au rez-de-jardin de leur villa, et de nombreux invités de la haute société venaient profiter de leurs soirées réputées. Altéa savait qu’on lui cachait certaines choses, des choses peu avouables qu’on ne voulait pas risquent de voir répéter par une “adolescente écervelée”.  Elle avait toujours supposé que ses parents étaient impliqués dans des activités en limite de la légalité. 

-C’est là, indiqua sa mère en traversant la rue en diagonale. 

Aujourd’hui, à la voir évoluer dans le dédale de petites rues tortueuses, à voir son pas hâtif, mais assuré, à voir comme elle avait retrouvé immédiatement l’immeuble miteux, à la façade croulante indifférenciable de toutes les autres, Altéa s’interrogeait avec stupéfaction. L’illégalité, peu lui importait. Mais se pouvait-il que sa mère ait vécu dans ces bas-fonds ? 

Sa mère connaissait le code d’entrée, et à l’intérieur sonna immédiatement au n°64. 

-C’est Suzanna. 

-Qui ? fit une voix rauque dans la machine. 

Elle se mordit la lèvre, jeta un œil à sa fille.

-C’est moi ! Je t’ai appelée hier Laure, tu te souviens de ce que je t’ai demandé ? 

-Ah… Oui, entre. 

À gauche de l’entrée se situait un vieil escalier, puis un ascenseur d’aspect si vétuste dans lequel Altéa fût soulagé de ne pas avoir à monter. Elles prirent une petite porte tout à droite, où sa mère dut se baisser pour ne pas se cogner. De l’autre côté, un capharnaüm. 

Une pièce d’à peine dix mètres carrés, mais encombrés de plus d’objets qu’Altea n’en avait dans toute son aile de la maison ! Pas de placards, pas de console contre les murs, pas de grands vaisseliers. Des assiettes étaient empilées avec des tasses et des verres , le tout posé sur de vieux ordinateurs portables, donc plusieurs mètres cubes de chargeurs et de câbles s’emmêlaient dans un bac non loin… 

Derrière une petite table, sous une ampoule blafarde, une vieille dame rabougrie les attendait. 

-Eh ben, depuis le temps… Fait-elle en posant sur elles. Son regard saute de la mère à la fille. 

-… Ta fille ? Portrait craché de sa mère dis donc. 

Altéa se crispa à cette comparaison. La vieille dût le remarquer, car elle nuança :

-enfin, c’est que les apparences. C’est trompeur, les apparences. 

-C’est toi Laure ? demanda la mère d’Altéa avec incrédulité. 

-En chair et en os. Enfin, surtout de l’os et de la peau. L’usine, c’est pas tendre. Enfin, toi ça a l’air d’aller… Suzanna. 

Elle semblait avoir eu du mal à utiliser ce prénom. La mère d’Altéa resta figée quelques instants, à dévisager son interlocutrice. Puis elle se referma. 

-Est-ce que tu as ce dont tu m’as parlé en call ? 

La vieille Laure hocha la tête et eut un petit sourire narquois. 

-Authentique. Je l’ai depuis plus de huit mois, j’attendais un vrai gros poisson pour pouvoir le refourguer à prix décent. 

Elle claqua des doigts, et une seconde femme sortit d’une porte perdue dans le désordre. 

-Lucie, montre donc à notre invitée notre plus beau tas de rectangles colorés. Et fixe avec elle un prix… Correct. 

La mère d’Altéa foudroya Laure du regard, mais suivit la nouvelle venue. Quand Altéa elle-même voulut les suivre, Laure intervint.

-Holà jeune fille, c’est pas ton anniversaire ? Ça ne se fait pas de connaître le prix de son cadeau ! Lucie est dure en affaire, ta mère n’aura pas envie que tu la voies se faire plumer ! 

Elle avait raison. Contre toute attente, la mère d’Altéa ne protesta pas et au contraire, des larmes semblèrent pointer au coin de ses yeux en fixant Laure. Altéa était estomaqué. Elle fut frappée par une pensée comme par la foudre : si la vieille Laure semblait plus vieille qu’elle ne l’était vraiment, elle pouvait avoir exactement l’âge de sa mère. Elles auraient pu être camarades de classe, ou même… 

Dès que sa mère disparut dans l’arrière-boutique, Altéa s’approcha de Laure. 

-Vous et ma mère, vous étiez… 

-Quoi ? Amantes ? Bah, on était des gamines. On s’est tourné autour, rien de plus. Un crush l’une sur l’autre. Une passion commune. Mais ensuite, elle a ferré du plus gros poisson et elle a passé la vitesse supérieure ! C’était une autre époque. Et toi, tu fais de l’art ? 

Altéa fit la moue. 

-J’aimerai bien. Mais Maman ne veut pas que je prenne des cours de poterie, elle dit que…

-Ah, fait-moi rêver, que dit-elle maintenant ? 

-Qu’il ne faut pas se prendre pour un artiste. 

-Je vois. Tu t’appelles Altéa, c’est ça ? Viens, moi aussi je vais te donner un cadeau d’anniversaire. 

Ce-disant, elle avait jeté un coup d’œil à la porte de l’arrière-boutique et elle baissa la voix.

-Tu vois sur l’étagère à ta droite ? Ouais, celle fixée au mur avec des équerres. Juste au-dessus de l’équerre, il y a un objet sous une serpillière. Oui, c’est ça tu y es. Je l’ai caché juste avant que ta mère ne vienne. Vas-y, découvre-le, prends-le. 

Altéa enleva le torchon et prit la longue flûte. 

L’instrument était dans un bois quelconque, du sapin peut-être. Mais entièrement gravé. Quelqu’un avait patiemment décoré chaque trou de notes de musiques, d’arabesques et de fioritures délicieuses. 

-Ma mère à…? 

Altéa était stupéfaite. 

-Fabriquer cette flûte ? Ouaip. Et pas mal d’autres. Et avant que tu souffles dessus, je t’arrête tout de suite : le son était horrible et aujourd’hui trois familles de cafard doivent vivre dedans alors ne tente pas…

Altéa faillit lâcher la flûte à la mention des cafards, puis se contrôla en réalisant qu’il s’agissait d’une plaisanterie. 

Altéa ne savait pas quoi dire. Avant qu’elle ait pu poser d’autres questions, sa mère ressortit de l’arrière-boutique, un grand paquet rectangulaire sous le bras. Elle vit immédiatement la flûte, et se figea. 

-J’avais jamais eu le cœur de la vendre. On m’en a offert de jolies sommes hein, trois ou quatre jours de travail à l’usine au moins. Mais les jours je les tire quoiqu’il arrive, alors qu’une flûte fait par une amie…  Ça te dérange si je l’offre à ta fille ? 

Maman hésita, puis haussa les épaules. 

-Ne la montra pas à ton père Altéa. C’est le passé. 

Elle tendit un chèque à Laure. 

-Damn ! Toujours aussi radine ! Bah, ça me fait plaisir de te revoir Anne ! 

-Suzanna je t’ai dit ! J’ai changé de nom ! 

-Oui oui, désolé. Entre toi et ta fille qui pourrait être ton clone adolescent, mon petit cerveau est tout déboussolé. 

La mère d’Altéa leva les yeux au ciel et indiqua la porte de sortie à sa fille. 

-Nous devons y aller. Une fête à organiser. Bonne soirée Laure. 

Et elle se rua vers la porte. 

Elles n’avaient pas fait vingt mètres dehors qu’Altéa stoppait en pleine rue.

-Attends, attends maman ! 

-Quoi ? 

-Ça va ? Tu as l’air épuisée. 

-Je… Comme tu l’as sans doute compris, Laure appartient à une période de ma vie que je souhaite appeler le passé, et rien d’autre. 

-Alors, réponds à mes questions maintenant ! Avant qu’on rentre et que papa puisse nous entendre. 

Maman haussa les épaules, indifférente en premier abord. 

-Qu’est-ce que tu veux savoir ? Si j’ai eu une histoire d’amour avec une femme du peuple ? Si je suis issue d’une famille miséreuse et que je me suis marié au-dessus de ma condition grâce à mon joli minois ? 

Altéa écarquilla les yeux. Jamais sa mère ne lui avait parlé avec ce ton de défiance glaciale. 

-Maman… 

Elle la prit dans ses bras. Sa mère se pétrifia pendant presque une minute. Altéa la serra plus fort. Enfin, la mère se détendit et serra à son tour sa fille dans ses bras. 

-Je peux imaginer que ce n’est pas facile avec Papa… dit finalement Altéa en la relâchant.

Maman lui sourit.

-Qu’est-ce que tu voulais me demander alors ? 

Altéa hésita. 

-C’est… Maman, tu étais une artiste ? 

Maman éclata de rire.

-Quoi, ce hobbie ridicule ? Oh non ! Ce n’était qu’un rêve ! Et puis quoi, j’aurai fabriqué des Stradivarius ? Je n’étais qu’une gamine. J’ai grandi depuis, dieu merci. 

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