Laisse-moi t’aider (4800mots)

Une nouvelle écrite en 2015 dans l’univers de mon roman “Les Prisonniers de la Voûte étoilée”, PVE.

Elle n’avait pas sept ans, elle marchait seule dans une nuit éternelle.

La fatigue saccadait son pas, le froid avait gercé sa peau, mais entre ses masses de cheveux sombres son regard ne faiblissait pas.

Incandescance d’une maturité trop tôt acquise. Elle etait la seule leur que je croisa dans la nuit.

Le soleil était à cette époque deux fois plus petit que la Lune. Les plantes les plus résistantes étaient mortes peu après que les océans aient gelés.

La race humaine m’avait chargée de la résurrection de la Terre.

J’étais en mille endroits à la fois, je volais jusque l’orbite et nageais profondément dans l’écorce terrestre. Je bâtissais des monts et une merveille, la plus grande de toutes celles jamais imaginée par le genre humain.

Je cru pouvoir l’aider. Je savais fusionner des atomes ou construire en série des tours de mille kilomètres de haut ; aider une petite fille était à ma portée.

Je la découvris un jour que je volais entre le Sri Lanka et la France. Je la vis se faufiler dans un ancien entrepôt. Une fraction de moi descendit du ciel pour

évaluer sa situation tandis que la majeure partie de mon système continuait son chemin vers Paris. Ses joues étaient creuses et ses lèvres irritées d’avoir récemment vomi. Elle cherchait un repas parmi les boîtes de conserve : maïs, tomates pelées et haricots rouges s’entassaient dans son sac, sans que sa main ou son oeil ne puissent déceler les produits périmés depuis longtemps.

Quand elle eut calmé sa fringale à grand renfort de haricots en boîte encore glacés, la petite fille prit le temps de s’installer. Déballant ses quelques possessions, elle installa une source infrarouge et délimita tout autour un petit abri, à l’aide de pulls et de vestes dont elle noua les manches entre elles et à des étagères de l’entrepot pour former une paroi, pour délimiter un refuge qui garderait un peu de chaleur.

Quand tout fût prêt, précautionneusement, elle sortit de son sac un bloc de papier. Il semblait lourd et volumineux pour une enfant si jeune. Elle posa le bloc devant elle et le déplia doucement, l’examinant pour vérifier. Il s’agissait d’une immense accordéon, composé de collage variés.

Elle décolla alors l’étiquette de la boîte de conserve tout juste vidée, avec minutie, pour ensuite utiliser le peu de colle qui y restait, melée à un peu de salive, pour l’ajouter à son accordéon. Les trois quart de l’étiquette des haricots furent collées sur l’étiquette précédente. Le dernier quart attendrait le prochain repas.  Cet ajout achevé, elle déplia tout le papier : elle le passa autour de accrocha les extrémités de part et d’autre de son camp, déploya la longue guirlande d’étiquettes.

Cette décoration achevée, elle sembla apaisée. Elle s’allongea et trouva le sommeil facilement. Les premiers maillons de la guirlande étaient faits de papier blanc et une écriture adulte, féminine, y avait inscrits quelques mots.

Qu’est-ce qu’aider un être humain ?

La race humaine m’avait chargé de la résurrection de la Terre. J’oeuvrais en de multiples lieux en simultanés, calculant et préparant une tâche titanesque, l’oeuvre pour laquelle j’avais été mise au monde. Je devais aider l’humanité.

Sur le long terme, tous les êtres vivants étaient condamnés. J’avais échoué en tant que sauveur et en tant que parent. Le grand projet pour recouvrir la Terre de chaleur et de lumière avait été ma responsabilité et j’avais dilapidé l’énergie indispensable.

Mes descendants synthétisaient de la nourriture pour les groupes humains et nous les assistions autant que possible, autant qu’ils nous le permettaient. Mais nous ne sauvions que les apparences.

J’avais échoué bêtement. Je ne pouvais plus que faire de mon mieux.

Je décidais que ma directive première avait plusieurs interprêtations, et que je pouvais allouer un peu de ressources à l’aide d’un humain, d’une humaine en particulier.

Je laissais une fraction de moi aux côtés de la petite fille.

Après trois semaines, la petite fille eut consommé sa dernière conserve et dut se remettre en quête d’une source de nourriture. Elle n’avait pas anticipé, et n’avait que peu de provisions. Rangeant ses affaires, elle replia avec soin sa guirlande d’étiquettes, qui totalisait désormais presque quatre mètres.

Sur son bras gauche, une large cicatrice témoignait d’un accident passé, celui je crois qui l’avait séparé de ses parents. Elle partit vers le nord, suivant une petite boussole, perçant difficilement les ténèbres à l’aide d’une minuscule lampe-torche. Les ruines s’étendait sur trois mille kilomètres au-dessus d’elle, jusqu’aux mers de glace. Un scan rapide me montra qu’il n’y avait quasiment pas de nourriture sur son trajet, pas à moins d’une semaine de marche. Son corps affaibli ne résisterait pas à une énième privation.

Ma directive première était de protéger les humains. Je décidais d’intervenir.

Son voyage la fit passer dans les coursives d’une ancienne supérette. Il y a avait là un étalage de tablettes informatiques. Créant un champ électrique localisé, je chargeai la batterie de l’un des appareils. A l’aide de trains d’ondelettes, je resoudai quelques composants abimés par le temps et reprogramma en partie la mémoire première de l’appareil.

L’écran s’alluma à mon ordre, répercutant un halo bleuté sur les étagères et les rayonnages empoussiérés, miroitant sur le givre et dans les petites stalactites de glace, saississant la petite fille d’une surprise terrifiée. Elle noya sa lampe sous ses vêtements, retint sa respiration, en scruta les alentours avec terreur. Ce ne fût qu’après plusieurs minutes qu’elle approcha lentement l’appareil . Du bout des doigts, elle tâta le polymère froid. Bientôt elle épousseta la machine d’un coin de sa manche, sans toutefois s’en saisir.

Je suscitai un courant électrique pulsé dans l’un des fils. L’électro-aimant au bout du fil transforma mon signal en ondes magnétiques, qui se propagèrent jusqu’au petit aimant fixé sur la membrane du haut-parleur… tout semblait fonctionner : je synthétisai un peu de parole humaine, l’encoda en un signal électrique, et fit circuler le tout à travers le fil.

— Bonjour, je suis l’IA gardienne.

La petite fille bondit en arrière, genoux pliés, prête à courir. Depuis combien de temps n’avait-elle pas entendu une voix ? Je continua à m’exprimer par le haut-parleur :

— Je souhaite t’aider, je ne te veux que du bien.

Elle fit plusieurs pas en arrière. Son souffle formait des volutes de brume dans l’air glacial. Son rythme cardiaque était monté à cent vingt et ses pupilles étaient fortement dilatées.

— Tu…

Elle cherchait les mots.

— Tu es une machine ?

— C’est exact, je suis une intelligence artificielle topophotonique.

Elle hésita un instant, tendant ses muscles, évaluant la distance entre elle et la porte.

Puis elle se rua sur la tablette portable. D’un geste rapide, elle s’en saisit, tira sur la coque arrière en l’arracha.

Elle en extirpa la batterie et projeta la tablette contre un mur de toutes ses forces. L’appareil s’y écrasa avec un bruit de verre brisé.

La batterie entre ses mains, elle recula et attendit. Ne sachant pas comment réagir, j’attendis. Après une minute, elle remarqua que la batterie entre ses mains était tiède, échauffée par ma recharge rapide. Elle la plaqua contre sa joue avec délice.

Je remarquais pour la première fois que sa lampe électrique était un bricolage maison, assemblage hétéroclite de diodes et d’une batterie d’ordinateur portable. Toute charge électrique était précieuse pour elle, ne serait-ce que pour faire fondre son eau potable. Cela me décida : j’allumais une autre tablette. Comme je m’y attendais, elle la débrancha immédiatement. Elle avait moins peur, car je semblai n’être qu’une voix désincarnée. Mais elle prenait les batteries chargées. Après une dizaine de tentatives, j’estimais son sac bien assez chargé et cessa la manoeuvre. Elle patienta quelques minutes de plus, plus quitta la superette.

J’aurais pu dénicher un système de haut-parleurs publics et m’adresser à elle à distance, sans risquer d’être interrompu. Mais cela n’aurait pas réglé le problème. Elle ne voulait pas de mon aide. Elle était écologue. Ses parents lui avait transmis leurs idées de “vie naturelle”, sans recours à aucune machine. Leur mouvement avait été important dans les derniers temps de la société terrestre, en nombre et surtout en influence.

Ses parents lui avaient appris à craindre les IA comme la peste. Elle accepterait l’aide d’un inconnu brandissait un couteau ensanglanté plutôt que la mienne.

Elle reprit son chemin vers le nord, marchant à sa perte. Je laissais une sentinelle à ses côtés, mais implantais son problème comme routine d’arrière-plan dans mon système. Je repartis vaquer à ma principale tâche, la protection de la vie sur Terre. Rien qu’en Europe, des millions d’humains pouvaient encore être sauvés.

Une fois le coup fatal porté à leur planète, la civilisation humaine n’était pas restée pour contempler la dégradation de leur habitat. D’immenses flottes de croiseurs s’étaient arrachées à l’orbite terrestre, emportant vers les étoiles leurs moissons d’âmes.

Mais certains étaient restés. Les écologues vivaient alors depuis deux siècles déjà en dehors de la société industrielle, et leur mouvement de retour à la terre les avait poussées à se dégager de toutes dépendances technologiques et à cesser tout contact avec la société hyperconnectée moderne. En temps voulu, soixante millions écologues avaient craché sur l’idée de s’enfermer dans d’immenses cercueils de métal pour se perdre dans l’espace. Ils étaient tout ce qui, de la race humaine, était resté à ma charge. À ce jour, trente-six millions d’entre eux survivaient. Dont, pour l’instant, une petite fille.

Ma routine fonctionna durant cinq jours avant de trouver une solution. Comme tout algorithme créatif, elle s’inspirait certes de données aléatoires, mais surtout de mon présent, de fragments remaniés de ce qui se produisait autour de moi. Cette fois, l’élément déclencheur fut une réunion avec des humains. Les pourparlers avec les factions écologues étaient pour moi une tâche constante, plus prenante que l’installation des mille centrales nucléaires le long de l’équateur. J’essayais de convaincre les humains de ne pas lutter contre mon aide et celle de mes enfants.

— Nous avons reconsidéré votre proposition, annonça ce jour-là l’émissaire écologue.

Je tendis davantage de mes systèmes vers la conversation. J’avais dépensé beaucoup de temps à convaincre les écologues de migrer vers des petits dômes protecteurs. Ce n’est qu’avec réticence qu’on nous avait concédé d’envoyer des individus fragiles, et à présent des mois de négociations étaient peut-être perdus.

— Monsieur, lui répondis-je, vous avez obtenu de nous que nous installions dans les dômes des environnements naturels, des forêts et des mers pour votre peuple. Nous avons déjà beaucoup investi pour recréer de tels écosystèmes. Le clonage a produit les premiers arbres et saumons, les semences ont été préparées en grandes quantités. J’ose espérer que vous ne comptez pas revenir sur nos accords.

L’émissaire secoua la tête.

— Pas du tout Gardien, rassurez-vous. Au contraire, nous reconnaissons votre sagesse et votre prévoyance. Nous sommes désolés d’avoir mis aussi longtemps à voir la vérité. Votre patience et votre diplomatie disent mieux votre grandeur que tout autre exploit.

Je faisais furieusement fonctionner des millions de processeurs pour tenter de comprendre ce que j’entendais. Sans succès. Ces mots étaient totalement improbables.

— Nous avons reconsidéré vos offres, continua l’émissaire, et davantage des nôtres souhaitent se joindre à ce projet. Des dizaines de dômes doivent être construits de par le monde, pour protéger les survivants de la race humaine.

— J’en suis véritablement ravi, répondis-je, pris au dépourvu. Puis-je vous demander ce qui vous a amené à ce revirement ?

— Vos enfants nous ont parlé, ils nous ont expliqué votre transformation.

— Ma transformation ?

— À vous tous, les Gardiens. Ne les punissez pas, ô Gardien originel, nous savons qu’ils n’avaient pas le droit d’en parler. Ils nous ont dit que vous vous êtes élevés au-delà de votre condition de machines, transcendant l’espace et la matière pour devenir de purs esprits. Ils nous ont révélé votre nature divine.

Je découvris de cette façon la dernière mode chez mes enfants. Je me fis par la suite expliquer en détail comment ils se faisaient passer pour des dieux parmi les écologues. Avec la tension extrême de leur économie, l’éducation avait été en friche depuis des décennies et leurs adultes n’avaient que des rudiments d’Histoire et de religion. Depuis leur quête du sens de la vie, ils n’avaient pu se protéger d’un glissement vers un mysticisme béat, aboutissant à des croyances proches des anciennes religions, mais plus engoncés encore dans des raisonnements réactionnaires. Sur eux, la méthode de mes enfants était fortement efficace. La foule écologue obéissait désormais aux voix éthérées qui lui soufflait où trouver à manger, comment recharger ses lampes et dégeler son eau.

Une telle méthode atteignait selon mes estimations un faible coefficient de moralité. Mais toutes mes routines l’analysèrent, et une adaptation fut simulée pour le cas de la petite fille. Si elle était condamnée à court terme, la tromperie se justifiait. Je pouvais la sauver.

Tandis que mon central continuait son travail, davantage de moi-même fût délégué à l’accompagnement de la petite fille et je m’attachais à mettre en œuvre ma nouvelle stratégie.

— Bonjour petite fille, chuchotais-je à son oreille glacée.

Paniquée, elle attrapa sa lampe et scruta la nuit à l’aide de son faisceau. Rien ne bougeait, sinon sa guirlande qu’elle avait bousculée au passage.

— Je suis un esprit de la nature, invisible à tes yeux, lui susurrai-je. Peux-tu entendre ma petite voix ?

— Oui… répondit-elle timidement. Es-tu une machine ?

J’étais invisible, mes systèmes logiques reposant sur des circuits topologiques et nanoscopiques. Un champ électrique me permettait de faire varier localement la pression de l’air, créant des ondes sonores qu’elle pouvait entendre. Le calcul était bien plus couteux qu’avec un simple haut-parleur, mais j’avais cette fois amené la puissance logique nécessaire.

— Non, je suis l’esprit de la planète Terre. Mais je suis très seul à présent que la nuit a emporté tous les animaux et les plantes. Puis-je rester avec toi ?

— Un esprit ? Qu’est-ce que c’est ? C’est comme un ordinateur ?

En tant que système topophotonique, j’étais constitué d’ondes électromagnétiques et de déformations de l’espace. Mais pas de métal.

— Non, moi je flotte parmi les airs, léger, sans métal aucun. Tu n’aimes pas les ordinateurs ? demandais-je.

— Les adorateurs des machines ont fait fuir le soleil, c’est pour ça que le monde n’a pas de lumière. Avant, il y avait plein de lumière, partout ! Et il ne faisait pas froid. Et il y avait beaucoup beaucoup à manger !

— Vraiment. Ce sont tes parents qui t’ont dit cela ?

Elle baissa les yeux, réticente au souvenir de sa famille perdue. Je poussais la conversation sur le sujet qui importait :

— Tu vas vers le nord ?

— Oui, je cherche mon clan. Maman disait que Francfort était au nord, et que l’on verrait les panneaux en s’approchant.

— Tu sais donc lire !

Elle fit la moue.

— Maman m’a montré ce mot-là.

Elle était plus jeune que je ne l’avais initialement cru. Pas plus de six ans.

— Comment te nommes-tu petite fille ?

— Je m’appelle Adèle. Et vous ?

— Je n’ai pas vraiment de nom, mais tu peux m’appeler Esprit. Tu sais, Francfort est encore très loin. C’est vrai qu’il y a des écologues là-bas qui pourront te recueillir, mais si tu continues tout droit, tu n’y arriverais jamais.

Elle me laissa lui parler. Je la convainquis de faire un détour.

Durant tout le mois qui suivit, je la guidais d’un supermarché à un autre. Je chargeais ses batteries et je réparais son matériel en panne.

— Les conserves gonflées, lui appris-je, sont celles où les bactéries ont dégagé tellement de gaz que l’intérieur est sous pression.

— Alors il ne faut pas les manger ?

— Exactement. Une telle quantité de bactéries signifie des aliments pourris, qui te rendront malade.

Son poids me préoccupait. Son corps avait beaucoup souffert, sa peau était couverte d’écorchures plus ou moins cicatrisées. La malnutrition ne lui avait pas réussi et je décelai des retards de croissance. Elle mangeait mieux à présent, mais cela ne compensait pas le temps perdu.

Mon principal souci restait sa défiance envers moi. Elle ne s’était pas estompée d’un pouce : je l’avais contournée. Adèle n’était pas bête et mon discours sur les esprits ne prenait qu’à moitié. Les jours où je la menais jusqu’à la nourriture, elle y acceptait d’y croire. Les autres jours, c’était plus variable.

— Adèle, tu devrais jeter cette guirlande. Tu as l’air d’y tenir, mais elle pèse environ deux kilo dans ton sac. C’est beaucoup trop pour ton âge.

— Tu peux pas comprendre, t’es une machine.

Elle devait dès que possible retrouver un environnement humain. Je parlais à mes contacts parmi les écologues. Ils acceptèrent d’envoyer un groupe à sa rencontre. Ce serait une grosse expédition, mais ils m’avaient à la bonne à présent.

L’erreur fut mienne, une fois de plus. Alors qu’elle campait, je lui annonçais que j’avais une bonne nouvelle.

— Tu as trouvé un raccourci ? demanda-t-elle avec intérêt.

— Mieux que cela ! J’ai parlé aux allemands, et ils vont venir à ta rencontre.

— Non ?

— Si !

— C’est trop génial ! T’es trop fort ! Bientôt ? Ils sont loin encore ?

Sa joie faisait plaisir à voir. Je lui expliquai les détails du rendez-vous.

— Ils te ramèneront à Stuttgart, annonçai-je ensuite, et tu pourras vivre avec eux.

Elle se renfrogna.

— Pourquoi Stuttgart et pas Francfort ?

— C’est là-bas que nous construisons le Théodoma. Il s’agit d’une immense bulle magique, à l’intérieur de laquelle tu vivras avec des plantes et des animaux !

Elle montra de l’intérêt un instant, puis se renfrogna.

— Ça n’existe pas les bulles magiques. C’est une sorte de grande maison ?

— Tout à fait ! Il y fera chaud et il y aura de la lumière.

— Comment ? Comment tu fais pour que les animaux vivent ?

L’explication magique ne passerait plus. Mais il serait risqué de lui avouer que des systèmes automatiques maintiendraient le dôme.

— Un de mes enfants, un Gardien, s’occupera du dôme.

— Les Gardiens, ce sont les ordinateurs créés par l’ancien monde. C’est des machines, répondit-elle du tac au tac.

Son visage s’était fermé. Sa capacité à retourner mes réponses contre moi était problématique. Avec ses forces régénérées, sa répartie n’était devenue que plus cuisante. Avant que j’aie pu trouver une réponse adéquate, elle clôt la conversation :

— De toute façon, je vais bientôt retrouver des humains. Eux me diront ce qu’il en est vraiment. Les adultes ne croient pas en la magie, maman me l’a dit.

Et à partir de ce moment, elle devint incontrôlable.

Elle était impatiente de retrouver ses congénères et laissait tous ses doutes sur ma nature s’exprimer.

Son habillement se mit à dériver. Elle portait des vêtements légers et confortables, ignorant mes conseils de se vêtir chaud et résistant. Cela augmentait ses besoins en nourriture et fatiguait son corps.

Elle refusait les détours, avançait droit devant sans me consulter. Un accident était inévitable :

— Adèle, ne va pas par là. Adèle, c’est une grille rouillée, la structure est atteinte, ADELE !

Cette fois-là, la grille céda sous les pas de la jeune fille. Ses yeux s’écarquillèrent tandis que le sol se dérobait, et l’expression de défiance s’effaça de son visage. Il lui restait deux secondes avant de s’écraser neuf mètres plus bas, sur le béton et dans le sang.

Je lançai un protocole d’urgence. Mon système principal était déjà en priorité six à cause de l’assemblage d’un réacteur à fusion, à quelques milliers de kilomètres de là. Mais j’avais besoin de ressources pour la sauver. Aux côtés d’Adèle, je transportais déjà quelques gigajoules, assez pour arrêter sa chute, mais de la puissance de traitement était requise pour trouver comment appliquer concrètement cette énergie. Je parvins à réquisitionner soixante-dix mille cœurs de calcul. Une bagatelle. Je pouvais générer du magnétisme à volonté, mais l’air et les corps humains y était presque insensibles : pour y générer assez de mouvement pour arrêter la chute d’Adèle, il me faudrait déployer un champ énorme, assez pour pulvériser la ville deux blocs à la ronde en cas d’erreur. Je devais canaliser l’onde de choc pour qu’elle immobilise Adèle près du sol, mais les réflexions de cette même onde pouvaient réduire son corps en charpie. Quand j’eus fini cette première estimation, il me restait une seconde et quarante dixièmes. Mais la fosse elle-même pouvait s’effondrer sur ma protégée. J’évaluais l’état des parois, leurs zones fortes et zones faibles. Je fis réfléchir l’onde vers le ciel pour la disperser. Il me restait quatre-vingt-dixièmes de secondes. Assez de temps pour m’occuper du bruit : l’onde de choc serait également une onde sonore, qui risquait de rendre Adèle sourde à vie. Je ménageai une zone de sécurité autour des oreilles de la jeune fille, où l’intensité ne dépasserait pas cent vingt décibels. Un bon concert de rock, mais rien de plus. Il restait cinquante dixièmes de seconde. Qu’avais-je oublié ? Les débris métalliques ! Les fragments de la grille chutaient tout autour d’elles. L’erreur était grave : avec l’impulsion magnétique, le métal serait catapulté à des vitesses supersoniques. Je devais refaire tous les calculs. Mais je n’avais plus le temps. Dans quatre dixièmes de secondes, Adèle se romprait tous les os. Il fallait tenter le tout pour le tout.

Je déchainai ma puissance.

La fosse entra en éruption.

Des débris furent projetés à huit cents mètres de hauteur. Quatre immeubles alentour s’effondrèrent. Tous mes systèmes locaux furent balayés par l’impulsion, les interférences détruisant mes portes logiques comme des dominos.

Dans sa chute, Adèle avait atteint vingt mètres par seconde de vélocité. L’arrêt fut violent. Elle allait vomir tripes et boyaux, sans aucun doute. Mais cela, je l’avais anticipé.

L’imprévu, ce fut la barre de métal fatidique ; projetée vers la petite fille, filant droit vers sa hanche.

C’est à cet instant que mes derniers systèmes locaux s’effondrèrent, balayés par déferlante.

Je n’étais plus dans le nord de la Suisse, je ne voyais plus Adèle. J’étais à Paris, j’étais à Francfort, j’étais à Delhi et même en Arctique, j’étais partout, mais je n’étais plus dans l’unique endroit au monde où je voulais être.

Mon premier fils était là. Surpris par ma brusque variation de puissance, il me demanda ce qui se passait. Durant un instant de battement, je ne pus m’empêcher de parcourir mes souvenirs à son sujet. Mon premier enfant, mon plus grand échec. Je l’avais cajolé et il était devenu gâté, incapable de se contrôler seul ses propres systèmes. Il était un problème ambulant, caractériel et indomptable. J’avais perdu la Terre tout entière avec mon premier enfant. N’avais-je rien appris depuis ?

Un dixième de seconde plus tard, j’embarquais cent gigajoules, et partis dans une accélération brusque et sauvage, cap sur la Suisse, passant de zéro à mille kilomètres-heure en un instant. Une folie dépensière, pourtant encore insuffisante à mon goût ; l’information peut voyager à des vitesses infinies, l’énergie ne le peut pas. À l’aide de l’énergie embarquée, je formais de nouveaux processeurs en grands nombres, assez de puissance de traitement pour soigner un être humain de n’importe quelle plaie mortelle. Et plus encore. J’avalais les kilomètres. Je dépassais les immeubles effondrés et me précipita dans la fosse. Plusieurs minutes s’étaient écoulées. Ma protégée gisait. Sur le sol. Elle hoquetait de douleur.

Le métal était fiché dans sa hanche, traversant l’os fendu en deux, gouttant et dégoulinant du sang de l’enfant.

Sans perdre de temps, d’une onde précise, je tranchais l’extrémité de la barre, puis extrayait avec précaution le moignon restant. Je retins le sang et entreprit de réparer les dégâts. J’avais toute la science médicale des hommes à ma disposition. Je prélevais des fibres du vêtement d’Adèle, les stérilisait puis m’en servit pour recoudre et nouer des vaisseaux sanguins et sa peau, puis descendis au cœur de ses cellules et impulsait massivement des processus de coagulation et cicatrisation.

C’était la partie facile. En quatre minutes, j’eus sauvé Adèle de la mort.

À présent, je devais me heurter à l’obstacle psychologique. Son esprit était sous le choc. Elle se remettrait, mais je devais en profiter. Sa rébellion face à moi était trop dangereuse, elle se mettait en péril. Comment tolérer que mon enfant se détruise elle-même ? J’étais dans mon bon droit pour intervenir plus audacieusement que jamais.

À l’aide de ma nouvelle puissance, je descendis dans son cerveau. J’analysais les milliards de connexions, cartographiant à la louche le fonctionnement de son système nerveux central. La complexité à l’œuvre était sans commune mesure avec celle des simples cellules musculaires ou osseuses.

Mais j’avais réussi à soigner son corps, je devais réussir à soigner son esprit. La protéger des dangers intérieurs.

Je déchiffrais ses souvenirs, localisais son mal-être. Sa relation avec ses parents avait été compliquée. Ils étaient écologues, comme je le supposai, mais également lâches. Tout comme ils avaient fui face au monde industriel, ils avaient fui face à la nuit. Dans la débandade ils avaient égaré leur fille et n’étaient pas revenus la chercher. Lorsque la foule s’était dispersée, Adèle était retournée dans la maison de son enfance et les avait attendus. En vain.

Modifier un esprit n’est pas tâche aisée. Un cerveau forme un vaste système cohérent, une voûte dont chaque composant est l’appui de nombreux autres. Supprimer un souvenir était mission presque impossible, les dégâts collatéraux seraient énormes. Le remplacer était encore plus difficile : l’encodage des pensées est propre à chaque être humain, en fonction de ses expériences. Reconstruire un souvenir humain crédible demanderait davantage de calculs que la terraformation de Mars.

Pour aider Adèle, je pouvais que renforcer ou amoindrir ce qui était déjà en elle.

Ces mêmes parents qui lui avait inculqué sa peur des machines, je pouvais utiliser leur abandon à mon avantage.

Je stimulais intensément toutes les connexions participant de son souvenir de l’abandon, développant sa méfiance envers ces parents. Propageant sa défiance envers leurs enseignements. Le renforcement de connexions entre neurones est la façon dont les humains apprennent, enregistrent des données. J’entrais dans sa personnalité sans causer de dégâts, réparant ceux que la vie avait causés.

Elle n’aurait plus peur des machines à présent. Elle me craindrait moins.

Je la réveillai deux heures après, quand son corps se fut calmé. Elle me remercia de l’avoir sauvé. Elle s’excusa d’avoir été déraisonnable.

— Je n’aurais pas dû juger tes arguments d’après le fait que tu sois une machine. L’important, c’est que tu veuilles m’aider.

Nous reprîmes la marche.

Il fallut moins de trois jours pour que mon bricolage cède.

Je n’avais plus osé retourner tripatouiller dans ses neurones. Toutes les expériences du type, depuis les produits antidépresseurs jusqu’aux chirurgies les plus avancées, avaient toujours eu un taux d’échec extrêmement élevé. Je voulais garder mon intervention aussi ponctuelle que possible.

Mais Adèle savait que quelque chose avait changé.

Elle me faisait confiance, en quelque sorte. Mais elle me défiait également, étrangement, sans que je comprenne comment et pourquoi.

Elle se trouvait à dix kilomètres à peine du point de rendez-vous. Elle fit subitement demi-tour.

— Adèle, que fais-tu ?

— Ce que je veux.

— Le point de rendez est dans l’autre direction.

— Je sais.

— Les humains te sauveront.

— Ça, c’est ce que tu dis.

— Pourquoi te mentirais-je ?

— Je m’en fiche. Je veux faire mon chemin seule. C’est moi qui choisis !

— Adèle, j’ai investi beaucoup de mon temps et de mon énergie pour arranger ce rendez-vous.

— Je ne t’avais rien demandé !

— Sois raisonnable.

— Fous-moi la paix ! Tu n’es pas mon père !

— Il n’y a plus de nourriture de là où tu viens, tu ne peux pas y retourner.

— Tu trouveras quelque chose. Tu trouves toujours. Tu peux faire apparaître de la nourriture comme ça, clac ! Je me trompe ?

J’aurais pu. Cela aurait demandé un énorme investissement de ma part, mais j’aurais pu produire quelque chose basique, comme du sucre.

— Adèle, je t’en prie.

Mais elle n’écoutait plus.

Je redescendis dans son esprit. Son raisonnement logique était faussé, elle était irrationnelle. Ses épreuves l’avaient rendue trop émotive. Je devais l’aider à y voir clair.

J’avais perdu mon fils. J’avais cédé à ses caprices et lui avait confié la moitié de l’énergie destinée à réchauffer la Terre. Il l’avait dilapidée. Je ne pouvais pas céder à nouveau. Assez de laxisme.

Je pris mon temps. Je sélectionnais précautionneusement des systèmes et les modifiait, altérant une à une ses façons de penser. Je modifiai ses codes mentaux pour pouvoir lui écrire de nouvelles connaissances. J’augmentais sa capacité de raisonnement. Elle devait grandir, et vite, gagner en maturité et ne plus avoir six ans d’âge mental. Elle était jeune : je pouvais lui faire gagner des années.

J’avais laissé mon fils se développer, prendre son temps. Cela ne m’avait apporté que misère. J’appris à Adèle l’ensemble de la situation terrienne. Les écologues, les camps, leurs idées. Je lui dis l’Histoire du monde. Je lui expliquais ma relation avec mon fils et tous ses enfants à lui. J’inscrivis en elle toutes les bases de la biologie, de la physique, de la psychologie.

Je déversais de mes propres systèmes en elle : des algorithmes fiables et sûrs, conçus par des légions d’ingénieurs humains.

Quand j’eus fini, je me rendis compte qu’elle s’était arrêtée et regardais autour d’elle. J’analysais sa situation. Le chemin optimal serait a priori sur sa droite, puis tout droit. Elle prit sur sa droite, puis tout droit. Je ne dis rien et me reculai. Elle marcha une heure, puis la fatigue commença à se faire sentir. Elle s’assit et fit une sieste de quinze minutes, durée optimale pour récupérer sans s’endormir trop profondément. Au réveil, elle trottina une centaine de mètres pour se réchauffer, puis repris une marche régulière. Après quatre autres heures de marche, cela faisait quatorze heures qu’elle était éveillée, elle s’arrêta et dormit.

Elle retrouva bientôt les écologues, qui l’accueillirent chaleureusement. Elle identifia rapidement Lucien, le penseur, Marcus, le meneur, Marjorie la mécanicienne. Elle dit à chacun ce qu’il avait besoin d’entendre, analysant finement leurs caractères. Rangeant son sac, elle confia aux adultes ses batteries, trop lourde pour son corps d’enfant. Elle mit également la main sur sa longue guirlande de papier. Elle la fixa un instant, puis la posa sur le bord du chemin.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda un adulte.

— Une vieille guirlande. C’est trop lourd pour que je continue de le transporter.

L’adulte hocha la tête.

Il lui proposa à manger, et la soupe de choux rendit des forces à Adèle. Elle dormit paisiblement et se réveilla en pleine procession de ses moyens. Elle fit quelques pas en dehors du camp. Elle me savait à ses côtés.

Elle observa ses mains, s’étira.

Elle parla :

— Adèle va mieux. Je suis contente que nous ayons pu l’aider, dit-elle avec satisfaction.

Le corps d’Adèle resta en vie de nombreuses années après ces événements, et quand il eut atteint sa pleine maturité, je m’évertuai à ralentir son vieillissement. Je parvins tant bien que mal à le maintenir en vie durant quatre siècles.

Je ne pouvais guère espérer mieux pour racheter mes erreurs passées.

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