Les Mages de l’Informe – Chapitre 1 part 2 (1567 mots)

Le soleil baissait à l’horizon, les nuages s’étendaient en tentacules moutonneuses et approchaient leurs ténèbres vers l’auberge. Le vent sifflait et portait déjà quelques gouttes jusqu’aux deux garçons.

— Ca a l’air encore pire que la semaine dernière, grogna Célian.

Avec le vent, les volets étaient difficiles à pousser.

— Les volets ne sont pas sensé se fermer tout seuls, justement ? demanda Ellimac. Papa avait acheté une magie pour ça, non ?

Ils mirent à deux pour tirer un grand panneau de bois et le verrouiller.

— Un sortilège ouais. Pourquoi tu crois qu’il nous gueule dessus comme ça ? Il est furieux parce que c’était de la camelote ! Les volets se fermaient dès qu’un nuage cachait le soleil… Et rappelle-toi ce client qui longeait le mur et qui s’est prit le battant en pleine figure… Papa a dû briser la pierre magique avec un marteau pour arrêter la catastrophe.

Ellimac médita ces paroles. Il n’avait encore jamais réfléchi à tous ces objets magiques dans leur auberge, et les mystérieux mots sur le registre lui avait soudain fait se poser des questions.

Les deux garçons exécutèrent leur corvée de mauvaise grâce mais avec habitude, sous les premières gouttes. Célian, le plus âgé et encore plus las, était grognard :

— Un de ces jours, je vais lui mettre ses volets dans la figure, tu vas voir…

Ellimac, son petit frère, haussa les épaules. Ils savaient tous les deux que toute rébellion serait punie au décuple.

Quand ils arrivèrent au dernier volet, Célian s’en détourna.

— Laisse, fit-il, on s’en fiche de celui-là.

Ils n’avaient pas besoin de s’expliquer, tous deux gardait un cuisant souvenir d’avoir le mois dernier, dû pousser pile devant cette fenêtre l’énorme vieux bac à fumier d’un voisin. L’ouverture était donc déjà obstruée, et dépourvue de toile.

— Père a bien dit tous les volets, répondit Ellimac, tendant le bras pour soulever le loquet.

Célian lui assena une petite tape sur la main.

— Arrête de faire le toutou obéissant, on rentre !

Sans attendre de réponse, il partit au trot pour échapper aux gouttes. Les clients arrivaient et leur père serait bien trop occupé pour vérifier quoi que ce soit. Célian ne voyait donc pas pourquoi ils devraient lutter contre ce vieux et lourd volet aux gonds rouillés.

Ellimac attendit un instant que son frère ait tourné à l’angle, puis souleva le loquet.

Être mouillé ne l’inquiétait pas, mais les impacts des grosses gouttes glacées étaient sur sa tête comme le matraquage de mille minuscules marteaux. Le garçon poussa le lourd pan de bois, forçant centimètre après centimètre jusqu’à le clore tout à fait. Trempé mais satisfait, il se hâta vers l’intérieur.

Dans la grande salle de l’auberge, les fermiers des environs s’entassaient aux côtés de quelques marchands et itinérants de passages. L’ambiance devenait plus festive à mesure que le temps se dégradait et quand les gouttes commencèrent à marteler les tuiles, leur père avait ouvert le deuxième tonneau de bière de la soirée. L’odeur des boissons se mêlait à celle de la pluie et l’humidité de la pièce dominait le feu pourtant vivace de la cheminée. Avec le temps, de nouvelles bûches grossirent le brasier et le brouhaha enfla au point de couvrir le tonnerre, ou presque.

Entre deux éclats de rires tonitruants, il se murmurait avec espoir qu’un éclair bien placé pourrait les débarrasser de la Bête elle-même…

Célian et Ellimac étant fils de l’aubergiste, ils étaient réquisitionnés pour le service. Ils zigzaguait tous les deux dans la grande salle, plateaux à bout de bras, pour satisfaire les demandes en bière et en ragoût sans reverser la moindre goutte, avec une aisance acquise après mille soirées comme celle-ci.

Mais la foule permettait aussi de se cacher. Ellimac s’arrêtait à une fenêtre près de la porte, dans le dos d’un large fermier, où une fente dans le volet lui servait d’œillère pour savourer les éclairs. Il y voyait d’immenses arbres de lumières, plantés à l’envers dans la voute nuageuse.

Il ne restait pas là trop longtemps, car il ne voulait pas que le service prenne du retard, mais à peine avait-il satisfait les commandes en cours qu’il y revenait grappiller quelques secondes.

La foudre frappait désormais aussi la plaine, s’acharnant sur les quelques arbustes encore debouts. Dans le village, c’était le clocher de l’église qui encaissait les décharges, et Ellimac observait, fasciné, la toiture clouté retomber après chaque impact, comme soulevée par une force inconnue. Il y avait tant de mystère en ce monde ! Au loin, c’était la mine de fer qui attirait les éclairs.

 

Son frère Célian assurait de toute façon la majorité du service, filant avec l’efficacité née de l’habitude. Les deux garçons aidaient depuis toujours à toutes sortes de choses à l’auberge.

Depuis sa cachette, Ellimac entendit à un moment Célian proposer de l’aide supplémentaire à leur père :

— Je me disais, je devrais aller couper du bois demain matin. On en aura vite besoin.

Ellimac suspecta tout de suite un coup fourré : que Célian se rajoutent spontanement du travail, cela était louche. Ils chérissaient les rares moments où ils pouvaient vaquer selon leurs envies.

— Tu n’en avais pas coupé assez la dernière fois ? lui reprocha Papa en relevant le nez de son registre de compte.

— Si, mais j’en ai laissé un peu sur place et je veux le rentrer avant qu’il prenne trop l’humidité.

Papa donna son accord.

— Ellimac prendra ta place à la sculpture demain matin, ajouta-t-il. Où est-il d’ailleurs, ce fainéant ?

Ellimac se hâta vers la cuisine pour faire illusion, mais son père l’attrapa au passage et, pas dupe de la disparition momentanée de son serveur, entreprit aussitôt une grandes tirades dont il avait le secret, sensées « mettre un peu de plomb dans la cervelle du marmot »… Comme toujours, sa voix tonnait contre Ellimac, mais ses yeux et sa main revinrent bien vite au registre des comptes de l’auberge, où il consignait les dûs et payements des clients. Son flot de réprimandes s’accélérait par moment, quand le papier magique triait les entrées et faisait les additions tout seul, mettant l’encre en mouvement dès que Michael levait sa plume.

– Si tu traînes encore, tu seras puni pour toute la semaine ! fit leur père avant de le relâcher. D’autre fois, c’était les lèvres de Maman que, distraitement, Ellimac regardait bouger, tandis qu’elle cuisinait sans relâche.

– Bon dieu Ellimac, tu te rends comptes qu’on a besoin de cet argent ? le réprimandait-elle un peu plus tard ce soir là, tout en pétrissant une pâte à tarte. Le toit goutte de partout, tu veux qu’il trempe ton lit  ?

Ellimac savait très bien qu’avant qu’on répare le toit ce serait le tour le lit des parents, qui s’était effondré sous eux un mois auparavant. Puis ce serait le tour du four, dont la paroi de terre cuite craquelait… Et de toute façon, même après les bonnes soirées comme celle-ci, il ne voyait pas tant d’argent finir dans le pot à économie… On payait juste les retards au boulanger. Leurs seules vraies économie étaient parties dans l’achat du registre magique.

Alors après quinze secondes de sermon de maman comme après quinze secondes de sermons de papa, Ellimac prenait un air consciencieux, hochait la tête, puis repartait avec un plateau en réfléchissant : combien de tables pourrait-il servir avant de s’éclipser ?

Nombre des commandes était destinés à des table d’habitués. Ellimac y déposait un plein chargement de la bière locale et était accueillit par une clameur.

— Je trinque à notre serveur, haut comme trois pommes mais fort de six pintes ! s’exclama une fois l’un des convives, le tisserand du village, tandis qu’il s’emparait de sa chope et en la levant au-dessus de la table.

— A notre aubergiste, qui fait de si merveilleux enfants ! renchérit le forgeron.

Toute la table porta et entrechoqua les chopes si forts que des gouttes sautèrent de l’une à l’autre. A peine avaient-ils déglutit, que le boulanger les relança  :

— A celui qui m’achète tous les jours du pain depuis dix ans !

Tous burent de plus belle.

— A celui qui m’a bien acheté cent kilos de ferronneries ces dix dernières années  ! enchaîna le forgeron.

Et ils finirent leurs pintes d’un trait.

Le brasseur suspendit sa chope au dessus de sa bouche pour en tirer jusqu’à la dernière goutte, puis la reposa d’un coup sur la table.

— A cette pourriture d’aubergiste, qui me revend neuf sous une bière que je lui vends sept !

Ils éclatèrent tous de rire, en vérité ravis de partager la boisson entre amis. Michael fit un signe à Ellimac, qui annonça la suite :

— Père vous offre la prochaine tournée, dit-il en collectant les chopes vides.

La table éclata en vivats et l’aubergiste se joignit à leur allégresse. Ces habitués étaient une de ses principales sources de revenus, tout en étant ses principales dépenses. Chacun bichonnait l’autre quand il venait dans l’échoppe de l’autre.

Quelques voyageurs grognèrent de ce vacarme. Son père s’empresser d’aller les voir et être aux petits soins avec eux.

La pendule venait de sonner minuit quand Ellimac traîna particulièrement longtemps face au spectacle de la foudre et que Célian, lui aussi un plateau à la main, vint le secouer.

– Bouge-toi Elli ! Ne me laisse pas tout faire !

– Il y a quelque chose dehors, répondit Ellimac sans décoller du volet.

– Des éclairs, ouais. Mais si on fait pas la vaisselle maintenant, on est pas couchés !

– Non, un truc qui se déplace ! Et ça attire des éclairs. C’est génial !

A suivre… dans la suite et fin du chapitre 1, la part 3.

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