NTA – Chapitre 1 (1596 mots)

Chapitre 1 : Armistice

Je fuse à travers le vide. J’ai été projeté dans l’obscurité, coupé de tout contact avec le reste de l’univers. Je suis nu, ou presque. Quelques hertz d’intelligence, une poignée de nanomètres d’énergie… Ma seule chance est la vitesse, cette extrême vélocité que m’a confiée l’impulsion maternelle. J’ai été lancé droit sur l’objectif, pile vers mon foyer d’accueil. Je ne perçois ni la collision, ni le passage à travers les deux centimètres de blindage. Seulement la chair, l’électricité et la pensée. Je pénètre ma cible humaine. Je sens des connections s’établir autour de moi. Elles me réchauffent et m’informent. Me voici qui m’éveille au monde.

Il va m’en falloir du temps pour achever ce que je commence ici.

Une poudre noire recouvrit le pare-brise, obscurcissant les étoiles. Un instant plus tard, Charlie sentait comme un petit choc, une démangeaison au milieu du front. Il s’essuya du revers de la main et se concentra sur le pilotage.

Sous nos yeux, la vitre du cockpit est un immense écran affichant un millier d’informations diverses. Certaines sont en relief, d’autres non. Notre champ de vision est complètement bloqué, obscurci par une sorte poudre noire. Quelques voyants s’allumèrent automatiquement sur l’écran et une décharge électrique parcourut le « verre ». La poudre noire s’envola et les étoiles se rallumèrent sous nos yeux.

L’immensité de l’espace s’offre à nous. Nous sommes dans un vaisseau de combat, quelque part dans l’ombre de Jupiter. Derrière nous, les réacteurs vomissent un flot de lumière qui nous propulse à presque un dixième de la vitesse de la lumière, dans une constante accélération. Devant nous, une multitude de points lumineux s’agitent dans tous les sens, comme pris de panique. Il me faut faire un effort d’imagination pour réaliser qu’il s’agit de milliers de vaisseaux de combat, éclairés par les lueurs des propulseurs. Nous sommes au beau milieu de la plus grande bataille jamais menée par des hommes.

Nous sommes en guerre contre les extraterrestres.

Les réacteurs rugissent et nous bondissons en avant. Les yeux du pilote volent du cockpit aux écrans, des écrans au cockpit. J’interroge brièvement le jeune homme sur son identité. Il s’appelle Charlie et a dix-neuf ans. Il s’est engagé dans l’armée lors de la mobilisation générale, il y a huit mois. Sa mère est sur Terre, réquisitionnée pour ses compétences en mécanique. Son petit frère n’est pas loin, de l’autre coté de Jupiter, sur un croiseur, à attendre le retour de son grand frère. En ce moment même, il doit scruter les écrans pour essayer de repérer ce vaisseau parmi les six mille qui volent dans le secteur, s’affrontant à mort pour un petit bout d’espace nommé système solaire.

Quatre mille vaisseaux terriens contre deux mille vaisseaux extraterrestres. La bataille est en fait assez équilibrée. Depuis deux heures qu’elle dure, on n’a enregistré qu’une centaine de pertes du coté terrienne pour à peu près soixante ennemis abattus. Pourtant, les tirs fusent de partout. Balles réelles, tirs électromagnétiques, lasers… Les projectiles sont variés et bariolent le champ de bataille de toutes les couleurs du spectre, visibles ou invisibles à l’œil humain. Un arc-en-ciel semblerait bien pâle en comparaison de cette guerre.

J’échange quelques pensées avec le subconscient de mon nouveau camarade. Il est plutôt déprimé. C’est toute la Terre qui s’est engagée dans cette guerre. La vitre de notre vaisseau comporte sûrement encore un peu de poussière australienne. Certaines pièces du moteur sentent le sushi des ingénieurs japonais, les commandes respirent le bon polymère américain et le similicuir du fauteuil est reconnaissable européen à cent mètres. Et tandis que de toute part arrivait l’aide matérielle, de tous les cotés une propagande discrète et immatérielle avait assailli la population.

Charlie sait très bien qu’il avait un devoir envers sa patrie. Il doit défendre les siens en partant botter le cul de méchants envahisseurs. La Terre n’est pas coupable: elle a été attaquée, il lui faut se défendre. C’était aussi simple que ça. Et pourtant, un doute subsistait dans l’esprit du jeune homme: qu’est ce que, bon sang, il fout ici à tuer des gens ? Il se sent seul et abandonné, loin de chez lui et des siens. Il ne veut pas mourir et encore moins mourir tout seul. Compatissant, je me blottis mentalement contre lui. Mon contact le rassérène moralement. Moi non plus je ne veux mourir. Et moi aussi je suis sur ce vaisseau, à risquer ma vie pour la Terre. Charlie ne comprend pas vraiment qui je suis, s’il est en train de rêver ou de perdre la raison. Mais il comprend que je compte sur lui pour nous sortir de là. Il n’est pas question que ma mission s’arrête à peine commencée !

Charlie braque à gauche. Il a été pris en chasse par un vaisseau ennemi. Les positrons fusent derrière nous, passant à moins de dix mètres de la carlingue. Il s’en est fallu d’un cheveu. Curieux, j’observe les réactions de mon camarade. Quelle sorte de personne ai-je là ? Un scientifique s’extasierait sûrement devant une technologie si avancée qu’elle peut se targuer d’embarquer dans un vaisseau léger des émetteurs de flux de positrons quand la science terrienne n’est pas capable d’en fabriquer en laboratoire. Mais Charlie n’est pas un scientifique, alors il ne s’extasie pas. Un militaire donnerait probablement n’importe quoi pour posséder une telle arme, capable de détruire des villes comme de faire de la dentelle. Mais Charlie n’est pas un militaire, alors il ne veut pas de telles armes. Un religieux ou un pacifiste, enfin, se signerait devant les ravages que peut produire un tel monstre. Mais Charlie n’est pas non plus un religieux, pas plus qu’il n’est pacifiste. Charlie s’est contenté d’éviter le coup, et maintenant il s’en va. Je me demande ce qu’est Charlie ?

L’ennemi est toujours derrière. Charlie« écrase l’accélérateur » et fonce droit devant, zigzaguant pour être une cible plus difficile. Le vaisseau se meut avec tant de souplesse qu’il ressemble plus à une onde qu’à un corpuscule. Derrière, l’ennemi ne le lâche pas d’une semelle, rapide et agile. Il mitraille de grandes giclées de particules élémentaires, illuminant l’espace d’autant de traits de lumière. Charlie joue quelques instants à chat avec les faisceaux porteurs de mort, peu amusé par cette compétition où il risque sa vie. Qui de lui ou du méchant monsieur derrière sera le plus agile? Qui sera le plus précis? Si ça ne tenait qu’à lui, Charlie déclarerait bien un temps mort, une pause pour discuter de tout ça tranquillement. Autour d’une boisson chaude, alcoolisée si possible. Mais le méchant monsieur n’a pas l’air de vouloir. C’est normal d’ailleurs: c’est un vilain extraterrestre. Lui et les siens nous ont attaqués il y a huit mois, par une belle journée d’octobre, en bombardant Sydney… Mais Charlie est bien loin de Sydney maintenant. Il se trouve à un endroit où règne une nuit perpétuelle et où aucun homme ne peut survivre seul. Dans l’ombre de Jupiter, il est en train de risquer sa seule et unique vie. Qu’il laisse un seul de ces rayons le frôler d’un peu trop près et les champs qui s’en dégagent le condamneront à une mort rapide. Qu’il en laisse un le toucher et il deviendra plus impressionnant que le plus beau des plus beaux feux d’artifices réalisés pour tous les empereurs de Chine.

Mais pas question de se laisser faire. Il n’est plus seul : je suis avec lui maintenant. Sortant de sa torpeur, Charlie effectue une manœuvre brusque, tournant au maximum des possibilités. L’autre le suit sans perdre de terrain, adoptant exactement le même virage que lui. Charlie déclenche alors les rétropropulseurs au maximum. L’ennemi ne met pas plus de deux secondes à réagir, mais c’est déjà largement trop. Il a dépassé sa cible, qui accélère maintenant pour le suivre. Charlie est passé de proie à chasseur. Désormais, c’est lui qui canarde l’autre. Certes, il n’a pas d’émetteur de positrons. Mais il a quand même deux magnifiques lasers, qu’il manie avec dextérité. Il est un peu ridicule d’opposer des lasers à des positrons, cela revient à peu près à comparer une épingle à un canon… Mais Charlie a réussi à s’approcher très près de sa cible, à moins de trois cent mètres. A cette distance, avec la visée assistée par ordinateur, il ne peut pas manquer sa cible. Lentement, il ajuste le curseur.

Il sait que lorsqu’il aura fait exploser cet ennemi, il en viendra un autre, et puis encore un autre. Et il faudra tuer, encore. Tuer pour préserver la Terre, pour sauvegarder l’humanité. Mais il n’a pas le choix. C’est tuer où se faire tuer, pas de troisième possibilité. C’est tout du moins ce que disait la propagande. Mais je suis là à présent, avec lui, et moi j’ai une opinion radicalement différente. Tandis qu’il s’apprête à tirer, je pousse Charlie à attendre. Il ressent cela comme une intuition, un genre de pressentiment. Il reste là une vingtaine de secondes, le viseur verrouillé sur la cible. Une pression de son doigt et l’ennemi partira en fumée. Mais il n’a pas envie de tuer. Pas même un extraterrestre. Et pas même un ennemi. Alors Charlie se laisse bercer par mes conseils et nous laissons notre proie tranquillement s’échapper.

Ce n’est qu’une vingtaine de seconde plus tard que la radio se mit enfin à hurler le message que j’attendais. Un message prioritaire, qui supplante tous les autres :

– Armistice ! Je répète, l’armistice est déclaré ! Retour à la base pour toutes les unités ! Je répète, l’armistice est déclaré !

C’est la fin de la guerre.

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