Plus on regarde, moins on voit de licornes (2030 mots)

Match d’écriture Imaginales 2019. Contrainte “Plus on regarde, moins on voit.” Deux contraintes supplémentaires que j’ai piochées au hasard : « abattoir de licorne » et « sommet du mât ». 2h d’écriture environ.

Fabien NICOLAS, 24 mai 2019, Épinal. Retravaillée ensuite.

Plus on regarde et moins on voit de licornes.

Plus vite je saute, plus vite j’échapperai au froid et à la noirceur. Une impulsion irrépressible m’a amené en haut de cette balustrade rouillée, seulement suspendu aux haubans torsadés du pont. Mais dans l’air humide du fleuve, alourdi par mes seize kilos de plombs aux chevilles, debout au bord du vide, je ne parviens pas à lâcher prise.

Il n’y a pourtant rien d’autre à faire. Seuls la chute vertigineuse et l’impact dans l’eau glacée me permettront de ne pas retourner au travail demain matin.

À quoi rêver, si ce n’est de ne plus appuyer le pistolet contre des tempes duveteuses, de ne plus presser cette gâchette et de ne plus jamais susciter le silence ?

Qu’espérais-je autrefois, avant ces années d’horreur ? Je me souviens d’histoires hallucinantes, d’aventures à venir dans des feuillets fabuleux… Bambin livré à une littérature libératrice. Tout est loin à présent.

À présent je suis adulte et j’ai trop baissé le regard sur des bacs plastiques emplis de pointes irisées. À présent, ne plus voir. Plonger dans le noir pour échapper aux ténèbres.

Je rassemble mon courage… mais bien avant d’en avoir franchi le critique seuil du vide, tout bascule.

Sur le fleuve en contrebas, en évidence depuis longtemps, seulement caché par ma concentration, un immense navire s’avance. C’est sa musique joyeuse qui capte mon attention. Toutes voiles rabattues, ses immenses matures filant dans la nuit, il est illuminé de braseros rouges, verts et jaunes. Moins d’une minute et il passera sous mes pieds.

Il suspend mon suicide. De la proue, malgré la distance, une voix s’en élève et me transperce.

« Si nous attendons d’être prêts, nous attendrons jusqu’à la fin de notre vie ! »

Je me penche plus loin, pour mieux entendre. Deux silhouettes, leurs visages blancs d’ivoire… sont-ce des masques sur leurs visages ? Je les entends rire, puis une autre voix forte s’élève, plus grave, criant à pleins poumons comme pour réduire le vent à un murmure.

« …on ne voulait pas connaitre la fin, car elle ne pouvait pas être heureuse… Comment le monde pouvait-il redevenir comme il était avec tout le mal qui s’y était passé ? »

Je connais ces mots. Des milliers de pages se tournent à nouveau en moi, ma mémoire excave des épopées incandescentes, des morales de mythril et d’acier, affrontements de la vilénie du monde. Un auteur de mon enfance, ces mots exacts, une voix de papier qui m’avait portée dans des vallées et par delà des océans… mais quel était son nom ? J’étais un enfant : des œuvres d’une telle portée n’étaient pour moi pas oeuvres humaines. Elles donnaient la foi, elles donnaient un sens à la vie… Est-ce bien aujourd’hui sous mes yeux le véritable créateur de ces mots ?

La proue passe sous mes pieds et les silhouettes disparaissent. Le bateau est emporté par le courant. Le premier de ses mâts me dépasse, coiffé d’une petite vigie bardée de lampions. Un instant s’écoule. Le second mât se présente, coiffé d’une seconde vigie.

Bribes de souvenirs… quelle était cette histoire où, pour guérir son ami d’enfance, une jeune femme bondit par-dessus un précipice pour aller chercher l’herbe précieuse ?

Je lâche les haubans et me jette en avant.

Accélération, chute dans le vent noir et cinglant. Impact. Violence et douleur.

Je relève la tête du plancher rugueux, me hisse avec difficulté à quatre pattes. Du sang englue mes mains et mes cheveux. J’ai bien atteint dans la vigie au sommet du mât, mais j’ai dû perdre connaissance un moment. Autour du bateau à présent, la nuit a tout englouti. L’univers n’est que noirceur, nous naviguons sur notre propre reflet chatoyant.

Quelle est cette histoire où un magicien courageux est jeté dans un gouffre, mais en revient allégé de toutes ses hésitations ?

L’échelle de descente est à portée de ma main. Mes chevilles me font souffrir, ma jambe droite s’articule mal avec mon bassin et je peine à soulever mes pieds. Je les laisse glisser par le trou de l’échelle et cherche à tâtons le premier barreau. Loin en dessous, les flammes vertes, rouges et jaunes des braseros semblent m’appeler, semblent danser et faire danser l’univers pour me faire perdre prise. Je serre de toutes mes forces les barreaux, les uns après les autres. Chaque mouvement est un effort incroyable.

Alaric avait-il failli en descendant vers le volcan rougeoyant, pour reprendre aux flammes l’épée de sa destinée ? Alors moi non, plus, je ne renoncerai pas.

Un bourreau de licornes a sauté d’un pont pour en finir, mais je ne me laisse pas entrainer par son poids mort. Ces barreaux ne sont pas aussi visqueux d’humidité que les cornes irisées n’étaient poisseuses de sang.

Je prends pied sur le pont comme sur une nouvelle terre ferme.

Seulement alors, je remarque que mes chevilles sont encore chargées des plombs prévus pour m’entrainer vers le fond… Un rire hystérique me gagne, je tombe à genoux et me débats contre les attaches en pleurant. Il me faut une bonne minute pour réussir à me libérer.

Quand je me redresse, j’essuie de ma manche le sang séché de mes yeux et de mon visage. Mes collègues ne me reconnaîtraient sans doute pas, je sens ma peau tailladée et des bosses qui enflent. Ce n’est pas simplement avec ma chemise que je parviendrai à arranger ça. Pourtant je suis léger comme jamais, indifférent aux douleurs dans mes poignets et dans mes hanches, motivé, focalisé sur mon objectif : je dois retrouver les histoires de mon enfance.

Plus personne ne déclame de textes à la proue, le pont est vide. Seul le piano se fait encore entendre, par une trappe d’où s’échappe un halo orangé. Je m’y glisse immédiatement.

Mes yeux s’habituent progressivement à la lumière plus vive. Dans la vaste cale luxueusement aménagée, parée de teintures et d’une chaude ambiance à l’odeur de bon vin, une fête bat son plein. Des dizaines de convives discutent joyeusement, habillés de beaux costumes. Chacun tient un ou plusieurs livres dans ses mains, quand ils ne sont pas accoudés à des piles d’ouvrages sur les tables, contre les murs, ou sur un énorme ilot de livres au milieu de la salle.

Chaque invité porte un immense masque animal, toujours d’un blanc ivoire. Je m’avance vers le plus proche.

– Excusez-moi… demandé-je, quel est l’auteur qui a écrit « Les personnages de ces histoires avaient trente-six occasions de se retourner, mais ils ne le faisaient pas, ils continuaient leur route, parce qu’ils avaient foi en quelque chose…  » ?

L’inconnu tourne vers moi son masque de hibou, d’immenses plumes en auréole, qu’il penche sur le côté avec perplexité. À travers les deux trous, ses yeux bleus semblent m’interroger.

– L’un d’entre nous a écrit cela, Monsieur. Mais il vous faut un visage, sinon vous n’irez nulle part.

Le voilà qui sort de derrière une pile de livres un masque comme les leurs. Avant que j’aie le temps d’apercevoir quoi que ce soit, il me l’ajuste et le fixe derrière mon crâne avec un système de lanière.

– Posez les bonnes questions ! me dit-il avant de s’éloigner en riant.

Je titube, tenant avec mes mains ma nouvelle apparence pour contrôler son envergure. Je sens du bout des doigts que j’ai désormais de longs cheveux, ou poils, qui me descendent sur la joue. Mon museau semble volumineux.

– Madame, excusez-moi je cherche un auteur…

– Vous êtes au bon endroit ! me répond joyeusement une lapine, l’une de ses hautes oreilles repliées.

Elle arbore aussi un décolleté dont la profondeur me déconcentre un instant. Je ferme les yeux et récite :

– «  Tout ce qui est nécessaire pour que le mal l’emporte, c’est que les gens bien ne fassent rien. » Où est celui qui a écrit cela ?

– C’est Monsieur Victor. Ah, ces pauvres orphelins, j’ai attendu jusqu’au dernier tome en espérant les voir heureux !

Elle se penche vers moi, et me sentant attiré je me dérobe à la hâte.

Je percute presque un autre convive.

– Monsieur Victor, l’auteur, savez-vous où il se trouve ?

La tortue au crâne dégarni me répond avec enthousiasme.

– Vous êtes un fan ? Moi-même, je ne m’en lasse pas. J’aimerais beaucoup lui parler, si vous le trouvez ! Je suis toujours marqué… c’est comme disait l’autre, vous savez… « le plus grand livre est celui dont le choc vital éveille en nous d’autres vies ».

Je hoche la tête. Romain Roland.

Tout ceci est-il donc réel ? Je me demande soudain si je n’ai pas sauté dans le fleuve et si je ne suis pas en train de divaguer dans l’eau glacée… Je ne me sens pourtant pas mourant.

Je progresse dans la fête, interpelle un ours tirant la langue.

– Monsieur Victor ? me répond-on. Il porte un masque de chaton.

Je pars en quête d’un chaton.

Errant en quête de sens sur le plancher verni, le sang collant peu à peu à mon nouveau masque, légèrement ivre des vapeurs d’alcool et du roulis de notre navire, les mots me viennent.

« Donnez-moi au moins la démence, puissances célestes! La démence, pour qu’enfin je croie en moi-même! »

Et voilà qu’autour de moi des voix me font échos. Le texte est connu , nous déclamons en coeur notre culture commune : « Donnez-moi le délire et les convulsions, les illuminations et les ténèbres soudaines, terrifiez-moi par des frissons et des ardeurs telles que jamais mortel n’en éprouva, des fracas et des formes errantes, faites moi hurler et gémir et ramper comme une bête : mais que j’aie foi en moi-même! Le doute me dévore… »

Et l’ultime silhouette se retourne, un chaton à l’air perplexe, un peu trop grand bien sûr par rapport à l’animal réel, mais dont la voix forte scande les mots finaux de la citation :

J’ai tué la loi, je suis le dernier des réprouvés.

– Monsieur Victor ?

– Moi-même. À qui ai-je l’honneur ?

J’ignore toujours quel masque je porte.

– J’ai lu tous vos livres. Quand j’étais jeune.

J’hésite quelques instants. Que suis-je venu dire ? Je n’ai rien prévu.

– Je suis employé dans un abattoir de licorne. Je suis chargé du pistolet, qui tue l’animal. Mon collègue tranche ensuite la corne pour qu’elle parte aux sculpteurs. La viande est emportée pour la boucherie.

Le chaton écarquille les yeux. Il semble si jeune avec ce masque.

– Je ne sais pas comment vivre dans ce monde. La mort, les monstres, la mécanique du massacre… Je crois que je deviens fou. Vous qui avez tant créé, dites-moi ce que je dois faire.

L’auteur retire son masque. C’est un vieil homme, ses traits tirés laissent néanmoins voir un sourire bienveillant, une bonhommie simple et chaleureuse. Il reste silencieux un moment, tâtant un objet rangé dans la poche de sa veste, sans l’en sortir, plongé dans ses réflexions.

– Mon ami, finit-il par dire, vous avez raison d’être fou. Je suis fou, nous sommes tous fous. Et nous serions fous de ne l’être pas. Ne nous en soucions pas, mais partons plutôt en quête.

D’un geste lent, presque douloureux, il plonge la main dans la poche intérieure de son veston et ressort un long objet fusiforme, à la pointe noircie d’encre séchée. Une plume de licorne. L’outil absolu d’écriture, taillé dans les cornes de la plus haute qualité.

– Nous avons tous commis des actes que nous regrettons. Nous devons tous choisir nos batailles, concéder des regrets pour pouvoir lutter. Mais bataillez mon ami.

Il referme la main sur la plume et l’enserre avec détermination.

– Bataillez pour voir au loin, pour ne pas regarder l’aveuglante noirceur du monde et enfin voir sa beauté. Nous ne pouvons pas lutter sans vivre. Ouvrez les yeux aux aveugles, n’acceptez pas de croire à la méchanceté et de vous réfugier dans la peur du noir. Ne vous laissez pas enfermer dans une réalité étroite : seul le manque de lumière cache les merveilles du monde. Lisez, lisez pour vous souvenir des couleurs de tout ce qui est beau, de tout ce qui est libre.

Ces mots résonnent en moi, leur vibration dégage en moi un désir perdu de vue. Je me retourne et m’adresse à la salle :

– Est-ce loin d’ici, pour voir les licornes libres ?

(Fin)

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